« Défendre son projet sans forcer »   (Récits supplémentaires)  Imprimer
Résumé
Autour d'une réunion de coordination, on découvre à la fois les suspicions de détournement des revenus de Mme Franqui par son fils d'où le projet des professionnelles de mettre en place une administration de ses biens, Mme Franqui étant prise dans un conflit de loyauté et ce qu'il adviendra de la possibilité pour elle de rester à son domicile.
Description
  • Types d'acteurs : Aide familiale, Coordinateur.rice, Proche
  • Type d'acte : Réunion de coordination
  • Thème(s) : administrateur de bien, Hospitalisation, Intérêt financier, mauvaises relations personne aidée/proche, Multiplication des intervenant.e.s
  • Concept(s) : Agentivité, Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Franqui
  • Date d'observation: : 2, 8 et 13 novembre 2011 ; 13 janvier 2012
  • Auteur du récit : Anne Piret
Contexte
Quand je la rencontre en novembre 2011, Madame Franqui a septante-cinq ans. Elle est licenciée en Histoire de l'art et a longuement enseigné cette matière. Elle a également travaillé dans un musée. Son époux était avocat, « c'est grâce a lui qu'elle a fait des études ». Ils sont tous deux originaires de Bruxelles. Au milieu de sa vie professionnelle, Monsieur a abandonné le barreau et repris la brasserie héritée de ses parents, puis le fils a repris l'affaire avant de la revendre. Il est au chômage depuis dix ans. A la remise de l'affaire, Mr et Mme Franqui sont venus habiter à Incourt, dans la maison héritée de « Tante Nelly », située dans un village du Brabant wallon. Monsieur est décédé en 1990, et depuis, Madame Franqui vit seule. En 2010, Mme Franqui fait une chute suite à laquelle elle est hospitalisée : des pertes de mémoire sont constatées et un diagnostic de « confusion » est posé. La coordinatrice de l'OSD m'explique : « à la sortie de l'hôpital, après concertation avec l'assistante sociale de l'hôpital, on a décidé d'envoyer une aide familiale deux fois par semaine et une infirmière tous les quinze jours, pour le pilulier. Mais les choses ont assez vite changé. Au niveau des aides, le fils avait dit qu'il passerait régulièrement, mais les aides familiales ont réalisé qu'il passait peu, et surtout le W-E, jamais en semaine. Alors, à la demande des aides familiales, on a mis en place un système pour qu'il y ait quelqu'un tous les jours : les aides familiales trois fois par semaine, plus le maintien le WE, et l'infirmière deux fois par semaine, les jours où il n'y a pas d'aide familiale. On fonctionne comme ça depuis un an, sans compter sur le fils. » Lorsque plusieurs métiers interviennent et que la situation est délicate, une « coordination » se met en place comme ici où un·e coordinateur·trice veille à la concertation entre tou·te·s, ce qui peut passer par l'organisation d'une réunion de coordination qui rassemble les différentes personnes concernées, la personne aidée et le cas échant le·a proche et un·e représent·e des différent·e·s professionnel·le·s qui interviennent.
Contexte Méthodologique
En novembre 2011, je rencontre trois fois Mme Franqui chez elle, une fois en présence de son fils et de la voisine de celui-ci, une fois avec une aide-familiale, une troisième fois dans le contexte d'une réunion de coordination qui se tient chez elle. En janvier 2012, je mène un entretien avec la coordinatrice et en avril 2012, j'apprends l'institutionnalisation de Mme Franqui, à l'initiative de son fils.
Vignette

La coordinatrice m'explique : « A la première réunion de coordination de novembre 2010, Madame Franqui a exprimé son souhait d'aller en maison de repos. On la mise en liste d'attente à XX. A ce moment-là, le fils disait déjà que c'était difficile pour lui d'aider, en raison de son peu de mobilité. Puis en février 2011, les problèmes ont vraiment commencé, alors que, dans l'intervalle, ça s'est bien passé. Le médecin traitant, bon, même s'il a son franc parler, parfois il est un peu … enfin, sans doute qu'il peut se le permettre, … là, il avait dit « ça suffit » ; il y avait des problèmes d'automédication, il avait dit : « On trie, on jette ce qui ne doit pas être pris et on met sous clef ». Avant, Madame était parfois léthargique, parfois virulente, … après ça a été plus facile, Madame a mieux mangé, mieux accepté la toilette. Ce sont les aides familiales qui ont vraiment pris en charge Madame, vraiment pris en charge le quotidien. On n'a plus jamais reparlé de la demande pour la MR. Donc, ça allait bien jusqu'en février 2011, où là, il y a eu les problèmes de sous. Ce sont les aides familiales et l'infirmière qui ont alerté (à la réunion d'équipe des aides familiales, et l'infirmière notait dans le cahier de liaison qu'elle n'avait pas pu faire le pilulier complet). On a essayé de mieux coordonner les courses au niveau des aides familiales, avec une aide familiale désignée pour faire les « grandes courses » une fois par semaine, sinon, c'est vrai qu'il y en avait un peu tous les jours, et ça faisait beaucoup de frais de déplacement. Madame Franqui a aussi découvert la cachette des médicaments, donc on a amélioré le système. On a trouvé aussi un système avec des petits gobelets pour qu'elle pense à prendre ses médicaments du soir. »

Lors de ma première rencontre avec elle en présence de son fils et de la voisine de celui-ci, Mme Franqui dit très clairement qu'elle souhaite rester chez elle (elle adore son jardin et ses livres) et dit ne pas souffrir de la solitude (elle a très peu de contacts avec ses voisins et ne cherche pas à voir davantage son fils). Elle se dit très contente des aides reçues de la part des professionnelles. Son fils par contre considère que les aides familiales multiplient inutilement les courses et les déplacements et ne sont pas assez directives avec sa mère qui les « manipulent », en particulier en matière de toilette, sa mère lui semblant trop négligée. Lui souhaiterait qu'elle soit « placée ».

Une réunion de coordination est fixée deux semaines plus tard, pour tenter de mettre au clair la façon dont le fils gère les comptes de sa mère et de proposer la mise en place d'une administration de biens. Quand j'arrive, Carine, l'aide familiale qui preste ce jour-là chez Madame Franqui nous accueille, elle n'est pas au courant de la réunion (« il y a des malades, la communication passe moins facilement »), mais ce n'est rien, elle est très contente qu'une réunion ait lieu, « parce qu'il faudrait l'une ou l'autre chose pour améliorer le confort de Madame qui n'est pas gâtée ». Murielle, l'infirmière, arrive, et exprime aussi sa satisfaction qu'il y ait une réunion. Le médecin traitant est convoqué, il arrivera plus tard dans la réunion. Se joint aussi à nous une représentante du CPAS de Jodoigne, personnage haut en couleurs, qui reprend ses fonctions après deux ans d'absence pour maladie (vraisemblablement un cancer). Le fils de Madame Franqui a été invité aussi, mais s'est fait porter pâle (le médecin traitant commentera : « Ben oui, il se doutait bien du motif de la réunion.. »)…

Madame Franqui s'installe avec nous autour de la table, dans un fauteuil plus confortable mais plus bas que les chaises sur lesquelles les autres participants ont pris place. Elle reste réservée, mais attentive à ses hôtes : elle s'inquiète de savoir si nous avons tous une chaise, si nous sommes bien installés. L'aide familiale transporte des chaises. On n'attend pas le médecin pour commencer ; la coordinatrice, assise à côté de Madame Franqui, entame la réunion : « Comment allez-vous, Madame Franqui ? Comment vous sentez-vous en ce moment ? ». « Ça va très bien ! ». (…) La coordinatrice demande ensuite à l'aide familiale de rendre compte de son travail au quotidien. « On vient tous les jours, deux ou quatre heures, c'est selon. On vérifie la prise des médicaments, la prise du petit déjeuner. » Elle exprime également son opinion : « Maintenant, Madame se sent vraiment bien chez elle, elle ne souffre pas du tout de la solitude, on est arrivés à ce que ça tourne bien, ce serait dommage de la bouger ». Madame Franqui se raidit. La coordinatrice réagit immédiatement, sa main sur le bras de Madame Franqui, s'adressant à elle en la regardant bien : « On est ici pour que vous restiez à domicile, Madame. Il n'est pas question que vous alliez en MR, on est tous bien d'accord avec votre projet … on veut que vous puissiez rester à domicile … mais dans de bonnes conditions. »

L'aide familiale revient à l'inventaire de l'aide : « Il y a une femme d'ouvrage qui vient une fois par semaine, ou alors, nous on donne un petit coup, on fait la lessive, on aide pour la toilette ». Madame Franqui intervient : « Souvent, je la fais même toute seule ». La représentante du CPAS interrompt : « Est-ce qu'il y a tout ce qu'il faut dans votre salle de bains, elle est bien adaptée, c'est sécurisé ? ». L'aide familiale répond que c'est OK, sauf au niveau douche, car il y aurait une marche à enjamber. On se débrouille au lavabo. La coordinatrice se tourne vers Madame Franqui : « Est-ce qu'une douche ou un bain parfois, ça vous intéresserait ? », « Non, s'il y a moyen de se laver complètement à l'évier, pour moi, c'est très bien ».

La coordinatrice « cuisine » un peu l'aide familiale à propos des courses : « Comment vous organisez-vous pour les courses, parce que là, j'ai des dépenses qui volent … il y a parfois des courses deux ou trois fois par semaine, dans plusieurs magasins différents ». L'aide familiale semble en difficulté pour expliquer la situation : Est-ce en partie des caprices de Madame, ou de la négligence des aides familiales, comme le laissait sous-entendre le fils ? La coordinatrice recommande de rationnaliser l'organisation : « Qu'une de vous fasse la liste, qu'on s'efforce de concentrer les courses une fois par semaine … sauf si Madame Franqui veut vraiment … ». L'aide familiale réagit vivement : « Oh non, ce n'est pas Madame ; Madame Franqui n'est vraiment pas exigeante ! ». L'infirmière prend alors la parole : « Ce qu'il y a, c'est que, parfois, on doit retourner plusieurs fois parce qu'il n'y a pas d'argent sur le compte pour acheter tout en une fois. Les dernières fois, pour les médicaments, je me suis arrangée avec les aides familiales : elles m'ont dit quand il y a eu de l'argent, et on a d'abord été chercher les médicaments manquants pour achever le pilulier de la semaine, et puis avec ce qui restait, elles ont fait des plus petites courses ».

La représentante du CPAS met les pieds dans le plat : « C'est la raison de ma présence. Votre compte n'est pas sorti du négatif depuis juillet. Je pense que votre fils se sert sur votre compte. » Madame Franqui reste prudente : « ça, c'est possible… ». La coordinatrice reprend délicatement : « Tout roule bien à présent, ce serait dommage de mettre cela en péril à cause de ces soucis-là. Le docteur S. (le médecin traitant … qu'on attend) voudrait vous proposer une solution ». La représentante du CPAS prend la parole : « Vous comprenez, pour des intervenants sociaux, c'est intolérable de voir une personne âgée qui n'a pas tout ce à quoi elle a droit. Vous avez le droit d'être bien, et pas tellement les moyens de faire des « cadeaux » à votre fils ! Il vous faut un administrateur de biens ! Ce serait mieux que ça vienne de vous, mais sinon, ce sera le CPAS qui le demandera ». La coordinatrice semble un peu irritée de voir son approche en douceur court-circuitée. Madame Franqui semble inquiète et perdue. La coordinatrice lui explique le rôle de l'administrateur de biens. Pendant qu'elle explique, sa main repose sur le bras de Madame Franqui. Elle insiste sur le fait que ça ne changera rien à sa vie quotidienne et que, surtout, cela garantira de pouvoir continuer à mettre en place toute l'aide à domicile, qui devra sans doute petit à petit s'intensifier, et qui est la clef du projet de Madame de rester à domicile.

Sur ces entrefaites arrive le docteur S., au look de moniteur de ski sur le retour. Lui aussi a un langage assez direct : « Vous avez déjà expliqué à Madame le projet ? Madame, si ce que vous voulez, c'est rester ici, il faut vous en donner les moyens. Plus de cadeau à votre fils alcoolique, on va demander un administrateur de biens ».

Les différents professionnels échangent un peu entre eux sur le fond de l'histoire. On évalue la pension de Madame : 1000 euros de retraite + 300 euros de pension d'invalidité. Avant de consulter le dossier, l'aide familiale s'adresse à Madame Franqui : « Madame, est-ce que je peux regarder dans votre dossier s'il y a le papier du gaz ? », « Oui, oui, bien sûr ! ». Le fils retire très régulièrement de l'argent, plusieurs centaines d'euros tous les mois. Plus étrange, il y a des transferts importants vers le compte de la voisine. La coordinatrice vérifie : « Madame Franqui, est-ce que vous devez de l'argent à Madame XX, qui expliquerait ces virements ? ». Madame Franqui répond prudemment : « Parfois elle fait des courses, peut-être ? ».

Le médecin anticipe la suite de la demande de tutelle : « Votre fils, il ne va pas être content, hein, quand il va apprendre ça, vous le savez bien. Il faut vous y préparer. » Madame Franqui n'exprime rien. La représentante du CPAS propose d'aller elle-même avertir le fils : « Je vais prendre RDV demain pour aller chez lui, ce sera mieux. C'est moi qui lui expliquerai. Sur moi, il peut bien se fâcher, je suis payée pour ça ». Madame Franqui se détend : « Oh oui, merci !! » De son côté, la coordinatrice propose à Madame Franqui de l'aider à remplir les papiers, d'être présente quand viendra le juge de Paix : « Je suis avec vous pour toutes les démarches, vous ne serez pas toute seule ». Madame Franqui est souriante. Elle fait même de l'humour : « Ben Madame Franqui, quand on aura fini les démarches, si on gère bien, vous allez nager dans les euros ! », « Attention, je ne nage que la brasse ». Nous rions tous.

Les intervenants échangent à nouveau entre eux à propos de la réaction du fils : « Faudrait pas qu'il vienne faire du grabuge, la menacer. ». Le médecin réagit : « S'il bouge, on fera ce qu'il faut pour ne plus qu'il puisse remettre les pieds ici ». Il s'adresse très directement à Madame Franqui : « Madame Franqui, vous en avez peur, de Jacques (le fils) ? ». « Noooon… ». « Est-ce qu'il est violent ? » « En tout cas, il n'a jamais levé la main sur moi », « Oui, mais quand il a bu, il est menaçant ? », « ça, oui, parfois… ». La représentante du CPAS s'enflamme : « Crier, menacer, même si c'est verbal, Madame, c'est de la maltraitance. Vous n'êtes pas obligée de supporter cela ». Madame Franqui ne répond rien.

Le médecin reprend autour d'un bilan plus médical. « Comment allez-vous, est-ce que vous supportez bien les patches ? Pas de constipation, pas de somnolence ? ». On répond que non, tout est OK, les patches sont très positifs. Le médecin et la coordinatrice discutent également pour l'administration à domicile d'un traitement ambulatoire contre les douleurs d'arthrose de Madame Franqui, s'accordent sur les démarches de remboursement. C'est l'occasion de légitimer encore l'intervention d'un administrateur : « Vous voyez, le mois dernier, vous étiez moins bien et le docteur est passé trois fois sur le mois, parce que c'était nécessaire. Eh bien, votre fils, il s'est énervé, il est venu vous disputer, et vous avez été perturbée cette semaine-là. Ce n'est pas normal. Votre fils ne peut pas se fâcher sur vous parce que vous vous soignez. »

Le médecin traitant appuie le projet d'administration de biens, a préparé les documents, mais il souhaite que ce ne soit pas Maitre XX, « qui a tendance à mettre aussi dans sa poche ». La coordinatrice certifie qu'elle va être très attentive, demande s'il a quelqu'un à recommander. L'aide familiale demande comment ça va se passer, parce qu'elle ne peut utiliser de carte de banque, ça doit être en liquide. La représentante du CPAS indique que le plus souvent, on travaille quand même avec une carte de banque. La coordinatrice tente de reprendre le contrôle de la coordination : « Oui, je sais que parfois, ça se fait. Chez nous, on ne travaille pas comme ça, mais ne craignez rien, j'ai l'habitude, je gère, c'est à moi de trouver un administrateur avec qui on pourra avoir du liquide, et négocier avec la pharmacie pour le paiement direct des factures de médicaments. C'est à moi de m'en occuper, je suis la coordinatrice, c'est mon rôle ».

Le médecin poursuit : « Point de vue alimentation, c'est OK ? Vous devez bien manger, pour garder toute votre énergie, si vous voulez rester chez vous ! ». Madame Franqui sourit, elle semble rassurée, soutenue dans son projet et donc prête à dire oui à tout, semble-t-il. A l'infirmière : « Est-ce qu'elle est confuse, quand vous arrivez le matin ? », « Mmmm… oui, parfois, mais elle le reconnaît ». L'aide familiale complète : « Elle est vraiment bien, maintenant. Ça a été bien pire. Quand elle n'a pas mal, tout va bien. ».

Le médecin s'en va. La représentante du CPAS commente : « Avec l'argent qui viendra mieux, on pourra aussi lui acheter une petite robe ou quelque chose ». L'aide familiale rappelle « oui, mais le plus important, pour Madame, c‘est de rester à la maison, c'est ça notre priorité… même si on aimerait bien enfin la gâter un peu… parce qu'elle n'est vraiment pas exigeante. Et puis elle est si cultivée, agréable ! C'est intéressant de venir travailler ici, on apprend plein de choses. Regardez, déjà rien que l'environnement, le cadre, ce sont des beaux objets, un bel intérieur ».

La coordinatrice consulte sa montre, puis se tourne vers l'aide familiale : « Mais il est 12h30, tu devrais avoir fini à midi, vas-y ! », « Oh, ce n'est pas grave, c'est pas tous les jours. Aujourd'hui, ça vaut la peine, c'est important, je suis contente d'être restée ».

Nous quittons Madame Franqui. Elle est détendue et souriante. En partant, l'infirmière s'adresse à la coordinatrice : « Madame, elle est souvent confuse quand même, hein ». « Oui, je sais ».