Dans une réunion d'équipe de gardes, à propos d'une personne considérée comme « difficile », la cheffe d'équipe invite les soignantes à se mettre à la place de la personne et d'imaginer ce que son agressivité peut vouloir dire. Suite aux échanges, les gardes retrouvent un élan pour poursuivre leur accompagnement. Le concept d'imagination morale qui peut éclairer la nature de cet échange est développé au chapitre 9, avec un autre exemple d'un exercice du même type. Cette réunion de garde est un bon exemple de la richesse particulière des réunions rassemblant ces professionnel·le·s (pour des raisons reprises en fin de chapitre 9).

Observation d'une réunion d'équipe de gardes, opérant dans une OSD offrant par ailleurs différents services d'aide à la vie journalière. La réunion rassemble 16 gardes, dont un homme et la cheffe d'équipe. Le premier temps de la réunion (qui dure 4h de façon mensuelle) est consacré à l'ajustement des horaires en fonction « des demandes des familles », viennent ensuite « un temps pour présenter les nouvelles demandes, un temps pour entendre le retour des premières fois, un temps pour les situations en cours (selon les explications de la cheffe en début de réunion, à mon intention). C'est dans ce dernier temps que ce situe l'extrait d'observation proposé. L'équipe peut compter sur l'intervention d'une psychologue pour une intervision en cas de situation plus lourde. La cheffe d'équipe est infirmière sociale de formation : après un début de carrière à l'hôpital, elle s'est réorientée vers l'OSD où elle travaille aujourd'hui suite à la naissance de ses enfants et à sa « frustration par rapport à l'aspect social à l'hôpital. (…) C'est plus riche de rencontrer les gens chez eux. ».

J'ai suivi une réunion de cette équipe de garde et mené un entretien avec sa cheffe, dans le cadre d'une recherche où je suivais des situations de personnes « démentes » vivant à domicile avec des proches et des professionnelles, une des personnes rencontrées étant suivie par l'équipe en question.

Après la pause, on parle de Mme D., divorcée assez récemment, maman de deux ados et atteinte d'une sclérose en plaques qui s'aggrave. On discute de l'agressivité de Mme. Une des gardes exprime avec force son ras le bol : « Elle n'est jamais contente, il n'y a jamais rien qui va, elle rouspète sur tout. » La chef décode : « Imaginez ce que peut se dire Madame : « si ce sont mes enfants que j'agresse, que je choque, je ne les verrai plus ». Alors que vous, vous serez toujours là, le lien est professionnel, vous continuerez à venir. Vous êtes un lien qui reste et qui peut entendre. » La garde reprend la parole : « C'est comme si en rouspétant, elle voulait encore dire quelque chose. » « Oui, c'est tout à fait ça. Je sais que c'est parfois vraiment difficile. Tant qu'on sait y aller, on y va. » La garde poursuit sa réflexion : « Ah, mais il faut, il faut qu'on y aille ! Parce que si personne n'y va, elle s'énerve toute seule, sur sa chaise, toute la journée. » Le groupe envisage aussi de renouveler la demande vers l'AWIHP[1] pour avoir enfin une table adaptée, un perroquet et un supplément d'heures à pouvoir prester. La garde conclut : « c'est triste d'en arriver là. Quand je pars de là, quelque fois, j'ai peur qu'il lui arrive malheur. »

L'exercice d'imagination morale est particulièrement utile lorsque l'autre nous échappe de par sa radicale étrangeté, voire pire, nous agresse. On perçoit dans cette vignette l'effet de cet exercice sur le renouvellement de l'empathie de la garde et de son engagement à persévérer dans le soin de la patiente, voire même son renforcement (par la demande de matériel et d'heures supplémentaires).