Vécu de stage : de la lumière à l'ombre d'une infirmière   (Récits supplémentaires)  Imprimer
Résumé
On découvre comment une étudiante en stage parvient à nouer des liens avec Mr J, ayant besoin d'aide pour sa toilette suite à un AVC et le frère avec lequel il vient, au départ d'une situation tendue par la précarité sociale et parfois, l'alcool et la violence.
Description
  • Types d'acteurs : Infirmier.ère
  • Type d'acte : Toilette
  • Thème(s) : mauvaises relations personne aidée/proche
  • Concept(s) : Agentivité, Capital émotionnel, Dimension politique du soin, Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Date d'observation: décembre 2022
  • Auteur du récit : Julyne FIEVET
Contexte
Monsieur J est un homme d'une cinquantaine d'années chez qui l'infirmière à domicile doit se rendre deux fois par jour pour effectuer les soins d'hygiène, habiller en civil le matin et en pyjama le soir. Mr J a perdu la mobilité d'un bras gauche et une grande partie de la sensibilité de sa jambe gauche suite à un AVC il y a quelques années. Il vit avec son frère ainé dans un petit appartement deux pièces, sans chauffage ni adaptation de l'environnement pour Monsieur J qui se déplace en chaise roulante. Le frère de Mr J a des problèmes d'alcool et peut être violent à l'égard de son frère.
Contexte Méthodologique
Je suis élève en 3ème année infirmière et c'est dans le cadre du cours de « séminaire de démarche émancipatrice » (encadré par Aline Magnette et Amaryllis Chevalier, à l'HEPN) que j'ai écrit ce récit. Il s'agit d'une branche dans le cadre du « bachelier en soins » ayant pour but d'aider au développement de l'identité professionnelle.
Vignette
Il y a quelques semaines, j'ai effectué un stage en soins à domicile. J'avoue avoir eu quelques appréhensions avant cette immersion professionnelle : d'une part j'avais peur de rentrer dans l'intimité des gens, de les déranger, et d'autre part je craignais de devoir effectuer des actes infirmiers sans le respect parfait des protocoles d'hygiène et asepsie (faute de moyens). De fait, il a fallu adapter les techniques de soins en fonction de chaque personne (par exemple, utiliser le même set à pansement pour une plaie durant une semaine, recapuchonner des seringues ou remette les mêmes vêtements parfois sales à un Patient pendant plusieurs jours). Mais je me suis rapidement habituée à cette manière de travailler, car il est évident qu'il ne faudrait pas de conscience écologique ni de limite économique pour vivre à domicile de la même manière qu'à l'hôpital. Et c'est cette réalité de vie qui m'a touchée voire, choquée par moment. Je vais reprendre ici l'exemple d'un patient qui restera gravé à jamais en moi.
Monsieur J est un homme d'une cinquantaine d'années chez qui l'infirmière à domicile et moi devons nous rendre deux fois par jour pour effectuer les soins d'hygiène, habiller en civil le matin et en pyjama le soir. Ce patient a perdu la mobilité d'un bras gauche et une grande partie de la sensibilité de sa jambe gauche suite à un AVC il y a quelques années. Il vit avec son frère ainé dans un petit appartement deux pièces, sans chauffage ni adaptation de l'environnement pour Monsieur J qui se déplace en chaise roulante. À peine la porte d'entrée passée, je suis surprise par l'odeur nauséabonde qui me pique le nez malgré mon masque (je ne saurai en définir la provenance). La professionnelle qui m'accompagne me conseille vivement de mettre des gants avant de toucher quoi que ce soit. C'est avec le sourire que le Patient nous accueille. Après m'être présentée, je regarde rapidement autour de moi pour repérer les différentes choses dont j'aurai besoin (vêtements, essuie, savon, protection, ...) Ce que je vois me désole : une pièce unique avec un simple lit très bas, une télévision et, au centre de la pièce, une table ronde avec un tas de déchets, de cendres et de mégots de cigarettes. Le carrelage est brisé à plusieurs endroits et des chats vont et viennent de partout. Un renfoncement de mur avec un lavabo fait office de salle de bain. Je ne savais pas qu'une telle précarité existait à quelques kilomètres de chez moi. Avant de déshabiller Monsieur, je lui demande s'il n'a pas de petit chauffage électrique ou autre pour ne pas prendre froid. Sa réponse est négative. Je présente mes excuses à l'avance pour mes mains froides puis effectue les soins d'hygiène en essayant de discuter et rire pour ne pas penser aux conditions qui doivent être pénibles pour le bénéficiaire de soins. Je me sens terriblement mal pour lui. À mon étonnement, cette situation ne semble pas l'atteindre négativement : il rit, me taquine et participe à la toilette. Je m'apprête à partir une fois les soins terminés quand j'entends un cri de colère : le frère de Monsieur J vient de sortir de sa chambre (je suppose) et hurle sur mon Patient non sans le menacer. Il lui reproche d'avoir fait trop de bruit et l'avoir réveillé. Je regarde mon infirmière référente, ne sachant comment réagir. Faut-il les laisser ? Intervenir ? Trop tard, Monsieur J reçoit deux coups. Ma « supérieure » m'attrape par le bras et me fait signe de partir. Une fois dans la voiture, elle m'explique que notre Patient et son frère vivent dans ces conditions depuis plusieurs années et que ce dernier est alcoolique. Lorsqu'il est dans un moment de colère, il vaut mieux ne pas réagir au risque de se mettre en danger. Elle ajoute qu'il n'est pas de notre ressort de les aider pour ce genre de chose : notre travaille se limite à prodiguer les soins demandés et déléguer nos observations au médecin traitant qui choisira que faire des informations reçues. À ce moment-là je me sens à la fois coupable, triste et en colère. Coupable de ne pas avoir défendu Monsieur J, triste de la situation dans laquelle lui et son frère se trouvent et en colère de ne pas pouvoir changer quoi que ce soit. Les jours qui suivent, j'effectue la toilette du Patient en gardant le sourire, en essayant de lui accorder un maximum d'attention et de douceur. Mission très compliquée en sachant que le frère de Monsieur J nous observe et ne cesse de menacer de frapper si nous sommes trop bruyants ou si « J » n'aide pas assez au cours du soin. Je me concentre pour ignorer non seulement cet environnement précaire mais en plus l'ambiance qui y règne.
Dès la troisième journée de mon immersion professionnelle, j'ai l'autorisation de prendre seule soins Monsieur J : la première étape pour moi est d'établir un lieu de respect et bienveillance. Pour ce faire, je défini directement avec mon Patient et son frère quelques petites « règles » - Je me rends seule à la salle de bain avec Monsieur J - Les soins ne seront prodigués que dans un climat non-violent (pas de haussement de ton, de mouvement brusques ou de menaces). Dans le cas contraire, je dépose le matériel de soins et je m'en vais. Certes, retranscrire cela par écrit semble « dur » et « carré » : j'avais moi-même les mains moites et la voix légèrement tremblante en verbalisant ces nouveautés. Mais c'est avec compréhension que les deux hommes ont accepté ma demande. Au fil du temps, un lien de confiance se crée entre mon Patient, son frère et moi ; les cris laissent place au silence puis aux conversations calmes et diverses. Ils ont eux-mêmes pris plaisir par la suite à définir d'autres « routines » lors de mon passage qui ont apporté une certaine sérénité et une aisance lors de mon passage. C'est d'abord Monsieur J qui, en remarquant que j'avais tout le temps froid, a retrouvé un petit chauffage électrique que nous allumons le temps de la toilette. Ce geste devient le « signal » pour l'ainé de la maison qu'il est temps de quitter la pièce. Petit à petit, le frère du Patient ajoute lui aussi des «règles quotidiennes » , par exemples en préparant un percolateur de café et allumant la radio pendant que J et moi sommes à la salle de bain. Le soir, il fait les courses pendant que je mets Monsieur J en « vêtement de soirée ». (Tout cela a été organisé en l'espace d'une semaine). En discutant, nous découvrons que nous venons du même village et nos échanges se font la plupart du temps en wallon ce qui, amène de temps à autre au fou rire (faute de prononciation de ma part et donc de quiproquos). Il m'arrive aussi d'expliquer ce que j'appelle « mes petites anecdotes quotidiennes » (glisser sur le sol verglacé en me rendant chez eux, voir un renard traverser la route en faisant la tournée du soir, …) et je c'est l'ensemble de ces attitudes qui rendent ces « passages de soins obligatoires » en un « moment d'échange ». Chacun se sent respecté, égal à l'autre et surtout, non-jugé. Je sors de cette maison de plus en plus sereine voire, satisfaite du bien-être que je peux apporter l'espace de quelques minutes à cette petite famille. Au fur et à mesure des jours qui passent, je suis capable d'associer un nom à un visage, une histoire et de multiples qualités aux deux individus que je soigne. (Car soigner un Patient c'est aussi prendre en compte sa famille). L'impression d'être face à un bloc de béton je j'ai eu lorsque je suis entrée entre ces quatre murs délabrés lors de mon premier jour de stage a révélé l'existence de deux pierres uniques par leurs multiples facettes et riche de par leur manière de les dissimuler pour les préserver.
Nous sommes maintenant vendredi 16 décembre : c'est mon dernier jour de stage. Lorsque j'arrive pour remettre Monsieur J en pyjama durant de la tournée du soir, les frères m'accueillent avec le sourire et une bouteille de champagne. Ils me remercient pour tout ce que j'ai fait et surtout l'attitude que j'ai eue envers eux. Au moment de partir, ils insistent pour que je continue de soigner Monsieur J au quotidien, ce que je dois évidemment refuser gentiment en leur réexpliquant bien que je ne suis que stagiaire. Après quelques mots d'au revoir (en français et en wallon), je sors de cette maison les larmes aux yeux et le cœur gros : j'aimerais tellement les aider à sortir de cette situation, les soutenir au quotidien, les guider vers les professionnels appropriés à leurs différents soucis. Je me sens à la fois impuissante et honteuse de connaitre la détresse qui règne dans ce domicile et ne pas pouvoir aller au-delà de mon rôle d'étudiante pour réagir à cela.