5. Une identité genrée mise à mal   (Chapitre 2)  Imprimer
Résumé
Mr Donckers exprime fortement ses difficultés à endosser le rôle d'aidant, tant au plan relationnel que pratique. Le contraste avec l'expérience faite par Mr Cardinael à cet égard peut être éclairante (chapitre 2).
Description
  • Types d'acteurs : Proche
  • Type d'acte : Soins intégrés
  • Thème(s) : Indépendance, Manière de voir et de vivre avec la personne
  • Concept(s) : Agentivité, Disposition genrée, Division genrée du travail de care
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Donckers
  • Date d'observation: décembre 2011; janvier et décembre 2013
  • Numéro de page du livre : pp.75-76
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Je rencontre Mme Donckers dans un centre de jours d'un CPAS à Bruxelles. C'est une institutrice pensionnée (elle a fait toute sa carrière dans l'enseignement spécial) qui vit avec son mari à leur domicile (une maison d'une belle banlieue de la ville). Ils ont deux fils (dont l'un habite à 2h de Bruxelles). Mme est née en 1940, son mari en 1941. Elle n'avait aucun problème de santé jusqu'en 2008, où elle va faire des crises d'épilepsie, suite auxquelles elle est hospitalisée pendant 2 mois, d'abord dans un hôpital universitaire, ensuite dans un centre de revalidation neurologique qui estimera que rien ne peut être fait pour elle. Aucun diagnostic clair ne sera posé (dans le dossier du centre je lirai : « détérioration cognitive massive fronto-temporale »). Suite à cet épisode, Mme Donckers est restée aphasique (il peut lui arriver de parler dans des circonstances particulières, par exemple avec ses fils au téléphone mais est mutique la plupart du temps, parfois elle laisse échapper un début de phrase très vite interrompu, ou une exclamation à moins qu'elle ne jargonne à mi-voix) et présente une série d'autres troubles. En 2008, après le temps d'hospitalisation, Mr Donckers a très vite trouvé un centre de jour, d'abord pour une journée par semaine, puis assez rapidement pour trois jours semaine. Un jour par semaine, Mr et Mme Donckers passent la journée chez la sœur de Mme. Une fois tous les 15 jours, Mme Donckers a rendez-vous chez une logopède pour une séance de 30 minutes. Une fois par mois, une garde vient s'occuper de Mme pour une journée du WE. Deux fois par an, la même garde vient passer 3 à 5 jours pour permettre à Mr de partir en vacances. Celui-ci a renoncé aux passages d'infirmières pour faire la toilette de son épouse quand il a constaté l'irrégularité de leurs horaires.
Contexte Méthodologique
J'ai rencontré Mme Donckers pendant les deux fois une semaine que j'ai passées au centre de jour qu'elle fréquente (en décembre 2011, puis en janviers 2013). J'ai rencontré son mari une fois seul (février 2012), puis une fois en compagnie de son épouse (novembre 12). Lorsque je reprends contact en novembre 13, Mr Donckers vient d'apprendre que le centre de jour a décidé d'arrêter l'accueil de son épouse (ce que j'ignorais en l'appelant) et Mr semble alors prêt à institutionnaliser celle-ci. Il ne souhaitera plus poursuivre sa participation à ma recherche. A ma demande, j'ai revu Mme Donckers deux jours durant le dernier mois qu'elle passe au centre.
Vignette

Lorsque pour terminer l'entretien, je demande lors de notre première rencontre à Mr s'il lui semble d'une certaine manière normal d'assurer cette aide, il me répond :

« Au début c'était dur pour moi parce que je suis très indépendant de nature disons, de caractère, et ça été difficile. C'est vraiment contraint et forcé entre guillemets je me suis dit bon ben, il n'y a pas d'autres solutions. C'est venu petit à petit mais moi aussi j'ai dû m'adapter comme tout a été si brutal. Finalement il faut le temps de réaliser d'abord et puis de prendre les mesures qui s'imposent petit à petit. Maintenant je crois avoir trouvé un certain modus vivendi. »

C'est lorsque je ferme mon enregistreur, après l'avoir remercié, que je le sens qui se laisse aller à l'émotion, avec des temps de silence, la tête qui dodeline. À un moment, je me demande même s'il n'a pas les larmes aux yeux. Il me parle de leur quotidien puis revient sur ceci :

« Une chose difficile pour moi, c'est l'habillement. Qu'est-ce qu'elle va mettre ? Elle n'a aucune idée. C'est moi qui doit choisir et l'aider à s'habiller. » Moi : « elle ne peut pas le faire toute seule ? » Lui : « ça prendrait un temps fou. Et je ne sais pas si elle y arriverait. Elle oublierait un vêtement ou mettrait la chemise au-dessus du pull. Heureusement, la filleule d'une nièce vient avec nous deux fois par an pour choisir de nouveaux vêtements. Elle aime ça, elle a bon goût, j'accompagne juste pour payer.

J'ai dû apprendre à utiliser une machine à laver – je n'avais jamais fait de lessives. Et aussi à cuisiner. Je n'étais vraiment pas très fort. »

Il revient dans le second entretien sur le caractère difficile pour lui de ces tâches ménagères :

« C'est quand même fatigant, dur, stressant, de devoir tout prévoir, côté ménager. De tout prévoir. Même pour l'habiller ! »

Mr Donckers est sans doute l'homme rencontré au cours de cette enquête le plus mis à mal par la découverte des tâches ménagères mais plus largement, du care vis-à-vis d'autrui. Sur le versant concret, l'habillage ; au plan des valeurs, se présenter comme « indépendant », valeur antinomique au care précisément. Notons que pour compliquer les choses, il n'a pas de fille pour l'aider (contrairement à Mr Cardinael), mais deux fils, qui téléphonent, mangent parfois avec leur père ou invitent le couple chez eux mais n'apportent aucune aide au care[1]. Mr Donckers – comme la plupart des hommes de mon échantillon – a de faibles dispositions au care. Ce qui l'en distingue, c'est que découvrir ses exigences à l'occasion de la maladie de sa femme n'est pour lui qu'un stress, un poids. A l'inverse, Mr Cardinael va trouver une certaine fierté à parvenir à « gérer » la dimension ménagère du soin, tout en ayant des standards de qualité assez faibles (devrais-je dire masculin ?), par rapport à l'alimentation ou à la tenue.



[1] On a vu au contraire que l'un en instance de divorce peine son père et j'apprendrai que les deux frères ont longtemps été brouillés, la maladie de leur mère les ayant un peu rapproché néanmoins.