1. Des gardes construisent ensemble le récit des problèmes de fausse déglutition d’une femme atteinte de sclérose en plaques   (Chapitre 9)  Imprimer
Résumé
Les gardes, qui toutes interviennent chez cette femme atteinte de sclérose en plaque construisent par petites touches le récit de ce qui comptent pour elles et pour la patiente dans le contexte des risques qu'elles prennent lors de son alimentation. L'analyse de l'apport du récit, ici polyphonique, est développé à aux pp.223-225
Description
  • Types d'acteurs : Garde à domicile, OSD, Psychologue
  • Type d'acte : Réunion d'équipe
  • Thème(s) :
  • Concept(s) : Récit
  • Lieu d'observation: Réunions en dehors du temps de soin
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Numéro de page du livre : 225
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
On assiste à un temps d'échange d'une réunion d'équipe de gardes à domicile. Les réunions d'équipe rassemblent sur leur temps de travail un ensemble de professionnel·le·s intervenant dans les mêmes situations sous la conduite de leur responsable (en étant subventionnées par les pouvoirs publics dans le secteur de l'aide à la vie journalière).
Contexte Méthodologique
Dix-neuf réunions ont été suivies (dont trois par Anne Piret), dans seize équipes (avec quatre observations dans la même équipe, celle qui suivait Mr Plissart, cf chapitre sept), employées dans huit OSD différentes. Il s'est agi de sept réunions d'aides familiales, de six réunions de gardes, de quatre réunions d'infirmier∙ère∙s et de deux réunions d'aides-ménagères, suivies d'octobre 2011 à mars 2014. Une réunion de restitution orale a rassemblé les cheffes d'équipe et les responsables du secteur infirmier et d'aide à la vie journalière en janvier 2014 dans l'OSD dans laquelle le plus de réunions d'équipe avait eu lieu (onze sur les dix-neuf).
Vignette

La construction polyphonique du récit apparait clairement dans le passage qui suit de la réunion d'une équipe de gardes à propos de la situation de Françoise, une femme de 45 ans atteinte de sclérose en plaques que l'équipe suit depuis plusieurs années. Un service d'aides familiales d'une autre OSD intervient également, qui n'ose plus envoyer ses professionnel∙le∙s pour lui donner à manger vu les problèmes croissants de fausse déglutition pouvant entraîner le décès.

La cheffe : « Moi, je vais soulever la question : j'ai peur qu'il vous arrive quelque chose. Est-ce qu'on n'arrive pas aux limites de notre service ? » Une garde : « Tu sais, elle a fait déjà trois fausses déglutitions rien qu'avec sa salive, donc même si on ne lui donne plus à manger, le problème sera là. » Une autre : « Pourquoi pas l'alimenter avec une sonde alors ? » Une troisième : « Mais c'est le dernier plaisir qui lui reste, de manger, et elle y tient beaucoup ». La première à être intervenue : « Hier, j'ai dû aller lui chercher des glaires qui l'obstruaient dans sa gorge. » (S'ensuivent des échanges entre celles qui savent comment s'y prendre, celles qui ne l'ont jamais fait et qui ne veulent pas apprendre, avec quelques rires liés à des descriptions peu ragoutantes). La cheffe reprend le fil, s'adressant au groupe : « Comment vous vous positionnez par rapport aux risques de fausses déglutitions ? » Une : « Moi très mal, je n'ai aucune expérience, cela me fait très peur. » Une autre : « Pour moi pas de problème, j'appelle l'ambulance. » La cheffe : « Jusqu'où nous pouvons aller ? et en même temps, si tous les services s'enfuient, que va-t-elle devenir ? » Une garde : « C'est peut-être le moment pour elle de comprendre que le domicile n'est plus possible. » Une garde : « Elle m'a dit l'autre jour : « Si je dois étouffer, j'étouffe » ». La première : « Oui mais toi, comment tu vis après ça ? » Une jeune garde : « On n'a qu'à demander à sa fille de venir lui donner à manger. » Une autre : « Tu ne vas pas demander à une fille de 18-20 ans de faire ça ! » La jeune : « Elle fuit, il faut la mettre devant ses responsabilités ! » Une autre : « Vous êtes dures ! Elle a 18 ans, elle a le droit de faire des études ! »  La jeune : « Oui mais pourquoi en Ecosse ?! » La cheffe : « Je vous rappelle que quand on a commencé, c'est la fille qui faisait tout. » Une garde : « Et la patiente dit qu'elle ne s'est jamais occupée de sa fille. » Une autre : « La fille a subi la séparation de ses parents, puis la maladie de sa mère un an et demi après la séparation. » La jeune garde (qui est manifestement amie avec la fille sur Facebook) : « J'aimerais envoyer un message à la fille pour la convaincre de revenir près de sa mère. » Les autres l'en dissuadent vigoureusement. Une garde : « La maman vient tous les mercredis. Mais je ne crois pas qu'elle pourrait faire plus. » La cheffe : « Il faut aussi se préserver. On a encore pas mal d'années à travailler. Mais je crois que si on se retire, il n'y aura pas de services pour faire ça. Ou alors des privés mais Françoise n'a pas les moyens. » Une garde : « Tu sais, les filles [de l'OSD d'aides familiales], elles sont compétentes et elles lui sont très attachées. Donc si elles disent « stop », c'est pas par paresse. » Sans que rien n'ait été décidé, la discussion autour de la situation s'achève, la cheffe rappelant qu'elle ira à la réunion de coordination prévue prochainement. J'apprendrai par la suite qu'à cette réunion, il a été décidé que le médecin signera un contrat thérapeutique avec la patiente (qui explicite ce qui se passera en cas de fausse déglutition) et qu'une logopède va intervenir pour travailler avec elle à ce problème. Les gardes poursuivent leur service en étant rassurées par les mesures prises selon ce que m'en dira la cheffe d'équipe.

Le récit est ici d'emblée polyphonique : une perception à la fois plus fine et plus large de la situation se construit par petites touches, amenées par des gardes différentes qui dans ce cas de figure, sont toutes déjà intervenues chez Françoise. Leurs points de vue se font entendre, mais aussi celui des protagonistes dont elles se font le porte-voix, avec leurs singularités (de rapport au risque et de valeurs), les gardes étant prises entre leur engagement à l'égard de ce qui compte pour Françoise et leur souci de se préserver. Après ce récit sans structure apparente où s'enchevêtrent des voix multiples, on peut avoir le sentiment que rien n'est clarifié par rapport à la décision de poursuivre ou non l'alimentation de la bénéficiaire. De façon tout à fait pertinente quoique déconcertante à première vue, la décision est reportée (comme l'avait fait Léontine, cf livre) après avoir pris le temps d'une immersion dans la complexité de la situation. Sans que le résultat passe par une explicitation, la cheffe a pu percevoir les tiraillements de son équipe et être affectée par leur proximité à Françoise. De façon globale et souterraine, la séance a tiré ses effets qui permettent que soient dégagées ultérieurement des solutions qui conviennent aux gardes et rendent possible, comme pour Léontine, un engagement renouvelé dans le soin.