2. Des limites des groupes de parole : « Je me demande si je suis encore une aide familiale »   (Chapitre 9)  Imprimer
Résumé
Lors de deux séances de groupe de parole, à un an de distance, une aide familiale témoigne de son épuisement professionnel et de sa saturation à l'égard des attentes des personnes aidées. L'écoute de la psychologue et du groupe ne semble plus pouvoir l'aider, amenant à s'interroger sur les limites de ce dispositif et du capital émotionnel qu'il diffuse.
Description
  • Types d'acteurs : Aide familiale, OSD, Psychologue
  • Type d'acte : Groupes de parole
  • Thème(s) : Burn out, Tension professionnel/personne aidée
  • Concept(s) : Capital émotionnel
  • Lieu d'observation: Réunions en dehors du temps de soin
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Date d'observation: janvier 2015/décembre 2015
  • Numéro de page du livre : 231
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
L'échange que l'on suit entre Mieke (que l'on retrouve en 7.5), une aide familiale et Catherine, la psychologue qui anime le groupe a pour cadre un groupe de parole. Ce dispositif est proposé par une OSD à des aides familiales et des gardes sur leur temps de travail (comptabilisés comme temps de formation), dans le cadre d'un projet de collaboration avec une plate-forme de soins palliatifs à laquelle appartient Catherine, la psychologue.
Contexte Méthodologique
De novembre 2014 à décembre 2015, j'ai participé à huit groupes de parole, c'est-à-dire à tous ceux organisés par l'OSD sur cette période sauf un.
Vignette

Mieke est venue lors de deux rencontres, la première et la dernière, à un an de distance. Les deux fois, elle manifeste un mal-être profond. C'est d'autant plus évident pour moi que je l'ai rencontrée trois ans auparavant chez Mme Pieters (cf7.5.), rencontre dont j'avais gardé le souvenir d'une femme tonique, plutôt joyeuse, réflexive par rapport à son métier. Lors des deux séances, elle n'intervient que lorsque Catherine, qui a perçu et est sensible à son désarroi, la sollicite. Par exemple, lors de la première séance :[Mieke n'a rien dit jusque-là, mais je sens qu'elle ne va pas bien.] Après plusieurs récits de dépassements du cadre professionnel à propos desquels les professionnelles qui sont intervenues disent qu'ils ne les mettent pas en difficulté, Catherine intervient : « Mais ça met Mieke à mal. » Mieke : « Moi, ça fait 25 ans ! Je me demande si je suis encore une aide familiale (sa voix se brise). Pour l'instant, je suis dans le doute. » (des aides familiales interviennent  pour dire « je comprends » « moi aussi,… »). (La discussion repart avec des interventions diverses, sans que Mieke n'intervienne plus que marginalement.) Catherine essaye plus tard de la relancer, mais sans succès. En toute fin de séance, après le rituel « comment vous vous sentez ? » de Catherine et des réponses de différentes participantes (pas de Mieke), Catherine intervient : « C'est plus difficile pour Mieke, on le sent. » Mieke, très émue : « Oui ». Catherine « Nous, on le sent bien. Pour le moment, ce n'est pas confortable pour vous. »

Lors de la séance à laquelle elle participe un an plus tard, Mieke raconte avant le début de la réunion alors que l'on attend l'arrivée des participantes qu'elle a eu différents problèmes de santé (une rage de dents, une chute la nuit chez elle) pour lesquels elle n'a pas trouvé facilement d'aide, ni des médecins appelés, ni de proches. Pendant la séance, elle ne dit rien. À l'un ou l'autre moment, elle fixe Catherine, les larmes aux yeux. Lorsque celle-ci utilise à titre d'exemple le récit fait par Mieke de ses difficultés, la soignante saisit la balle au bond, sans que son intervention ne soit en lien avec ce qui précède :« Moi, les vieux, je trouve que ce sont des égoïstes ! Quand il y a un changement d'horaire, c'est la catastrophe ! (Elle bout) Je n'ai plus de patience ! Il y a un Saint pour la patience ! » (la séance se poursuit, sans qu'elle n'intervienne beaucoup). A 16h (moment prévu de la fin de séance), alors que des échanges se poursuivent, elle met son sac sur la table, manifestant son désir de partir, le visage fermé, renfrogné. Après la séance, je débriefe un moment avec Catherine. Elle a perçu comme moi le désespoir de Mieke : « La dernière fois qu'elle est venue, je l'ai appelée ensuite pour lui proposer une aide individuelle. Elle m'a dit qu'elle allait y réfléchir. Elle ne m'a pas rappelée. C'est aussi son choix, de ne pas parler, de ne pas accepter l'aide qu'on lui tend. (…) Je vais la rappeler demain matin. »

Le mal-être de Mieke est profond. Car il s'agit bien d'être – ou de ne plus être – une aide familiale, formulation très forte qui dit l'atteinte à son identité de soignante. Son vacillement apparaît de différentes façons. La sollicitude censée définir le·a care giver s'est retournée en rejet [1]. L'ouverture sensible aux personnes aidées s'est perdue. Elle-même ne se sent plus reçue par les personnes aidées et ne reçoit pas d'aide quand elle en a besoin. Après 25 ans de métier, un ressort est cassé, celui de son engagement dans le care. Au stade où elle en est, l'attention manifestée par Catherine ou le groupe de parole ne semblent pas (ou plus) pouvoir répondre à son épuisement professionnel[2].



[1] Notons qu'on entend chez elle de façon forte les critiques de la personne aidée souvent entendues en réunion d'équipe où elle est présentée comme « agressive » ou « irrespectueuse ».

[2] On a évoqué à plusieurs reprises dans la première partie les congés maladie de longue durée de soignant·e·s sans doute à rapprocher des situations de burn out souvent décrites dans la littérature et dont Mieke semble proche.