5. L’affaire des courses : respecter la demande même si elle est « inappropriée » ?   (Chapitre 7)  Imprimer
Résumé
Une histoire de courses qui se sont mal passées m'est racontée par les différent.e.s protagonistes. Chacun.e en propose une variante où apparaissent des façons de voir et de faire avec la personne aidée. Elle est un des exemples où se manifeste le souci des enfants de Mme Pieters pour que soit soutenue l'agentivité leur mère.
Description
  • Types d'acteurs : Aide familiale
  • Type d'acte : Aide à la vie journalière
  • Thème(s) : Aidant improbable, Manière de voir et de vivre avec la personne, Respect des préférences, Tension professionnel/proche
  • Concept(s) : Performance, Système d'agentivité
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Pieters
  • Date d'observation: décembre 2011/février 2012
  • Numéro de page du livre : 171
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mme Pieters vit à la périphérie d'une petite ville wallonne, dans un quartier de maisons trois façades semblant dater de l'après-guerre. C'est « depuis toujours » (c'est-à-dire, quelques années après son mariage) que Mme Pieters vit là, d'abord avec son mari et leurs sept enfants, puis seule depuis son veuvage et le départ des enfants. Son mari a été « simple employé » de la fonction publique, puis a gravi les échelons, ce qui lui donne accès à une pension confortable. On sent dans ses propos une imprégnation par le monde catholique : elle a été dans une école catholique, ses enfants ont été aux scouts catholiques, elle cultive un sens du don marqué par la tradition chrétienne. Elle a 83 ans lors de notre première rencontre en décembre 2011. Cela fait alors deux ans que suite à une hospitalisation (pour cause de mauvaises prises de médicaments), elle a reçu un diagnostic de maladie d'Alzheimer. Depuis, différentes aides professionnelles se sont progressivement mises en place : une infirmière pour veiller à la prise des médicaments et faire la toilette tous les matins ; un service traiteur tous les midis ; des aides familiales deux fois par semaine pour les courses et la mise en route du matin ; un centre de jour deux jours par semaine ; une aide-ménagère une fois par semaine. Par ailleurs, certains de ses enfants interviennent activement : Jacques, un des fils de Mme Pieters, passe tous les soirs, une de ses filles deux fois par semaine et elle va souper un soir par semaine chez un autre de ses fils. Mme Pieters sera institutionnalisée en septembre 2012, suite à une décision de ses enfants ayant fait l'objet de multiples discussions et de tensions dans la fratrie. Jacques est la personne de contact des services présents chez sa mère, ce qui on le devine n'est pas rien vu leur nombre et l'ajustement régulier nécessaire, lui également qui est en première ligne pour repérer les problèmes et les solutions à mettre en place. Il est rare qu'un fils soit ainsi en première ligne.
Contexte Méthodologique
Je rencontrerai Mme Pieters à quatre reprises entre décembre 2011 et juillet 2012 (avec ses filles, le kiné, deux aides familiales différentes). J'assisterai à une réunion de l'équipe des aides-ménagères, des infirmières et des aides familiales qui interviennent chez elle. Je rencontrerai son fils Jacques pour un entretien
Vignette

Commençons par reprendre le récit de l'incident fait par Mieke (l'aide familiale concernée) qui m'en propose une version longue. Dès que nous sommes seules, en partance pour faire des courses que nous a demandées Mme Pieters, Mieke me raconte : « Madame m'avait demandé d'aller faire des courses, un lundi, avec une liste de courses identique à celle qu'elle m'avait donnée le vendredi. Je savais qu'elle avait encore tout. Plutôt que d'y aller, je suis allée chez une autre personne, puis je suis revenue chez elle, pensant qu'elle aurait oublié. Mais elle n'avait pas oublié du tout et elle était furieuse. Je devais y retourner le jeudi et j'étais stressée. Elle n'a pas reconnu que c'était moi mais elle m'a raconté l'histoire exactement comme ça s'était passé. Je ne savais plus quoi faire ! Suite à cette histoire, les enfants ont dit à l'assistante sociale qu'il fallait acheter ce qu'elle nous demandait. C'est pas comme dans les autres familles ! » Mieke me raconte cette histoire en en étant encore morfondue et en même temps perplexe. Et voilà que dès notre retour des courses, Mme Pieters me demande : « Je vous ai déjà raconté l'histoire qui m'est arrivée avec une de vos collègues ? » (et de se relancer dans l'histoire, avec une conclusion de son cru : « Mes fils ont bien dit à l'assistante sociale que ce n'était pas possible, ça ! », le tout alors que Mieke ne sait plus où se mettre). Lors du premier entretien, une des filles de madame confirme le principe, en s'adressant à sa mère : « Ce sont tes sous, tu fais ce que tu veux ! » Madame renchérit : « A notre âge, on peut quand même décider… sauf si on perd la tête ! ». Mme Pieters veille donc elle-même très activement à ce que ses demandes soient rencontrées. Lorsque je téléphone à l'assistante sociale pour obtenir l'autorisation d'accompagner une aide familiale, elle m'explique : « L'attente des enfants est que l'on respecte les demandes de leur maman même si elles sont inappropriées. Ils disent que ce serait une façon de lui renvoyer qu'elle est malade. C'est l'inverse de ce que demandent en général les familles. C'est la même chose pour les tâches à effectuer : madame n'est pas maniaque. Les aides familiales ont parfois tendance à vouloir nettoyer. Si madame ne veut pas, il vaut mieux rester simplement à parler avec elle disent les enfants. » L'assistante sociale semble assez décontenancée par cette approche. Jacques, tout en confirmant la nécessité de respecter ce que demande sa mère ajoute un élément neuf : « Quand maman me demande d'acheter des choses que je sais qu'elle a déjà, parfois, je parviens à d'abord reprendre ce qu'elle a pour ensuite le lui ramener, comme si je venais de l'acheter. Il faut savoir ruser ! » Notons que Mieke avait elle aussi tenté de ruser, mais sans succès.

Les professionnelles et les enfants de Mme Pieters ont des définitions différentes du problème survenu lors de cet incident. Pour les premières, le problème est que Mme Pieters ne sache plus faire de listes de courses, pour les enfants, il est de sauvegarder l'identité morale de leur mère[1]. Ces deux définitions contrastées mènent à deux façons distinctes de concevoir la réponse adéquate, soit en évitant le gaspillage, soit en performant le respect de son agentivité, quitte à ruser pour éviter les doubles-emplois.



[1] J'apprendrai, lors du débriefing final, que les enfants y sont d'autant plus attachés que leur mère ayant vécu dans la précarité pendant son enfance, elle se sent rassurée par des armoires bien pleines.