3. Les difficultés du geste alimentaire   (Chapitre 1)  Imprimer
Résumé
Les façons de donner le goûter à Mme Levesque de deux gardes différentes sont décrites, qui donnent à Mme Levesque des possibilités contrastées de contribuer à s'alimenter par elle-même. Dans les deux cas, accompagner le geste alimentaire de Mme Levesque est une manœuvre délicate, qui contribue peut-être à expliquer son amaigrissement (les questions que posent la suffisance de son alimentation sont développées aux pp. 57-58)
Description
  • Types d'acteurs : Garde à domicile
  • Type d'acte : Activité
  • Thème(s) : Difficultés du geste alimentaire
  • Concept(s) :
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Levesque
  • Date d'observation: 27.06.12 /septembre 2012
  • Numéro de page du livre : 58
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Les Levesque vivent dans une tour, à la périphérie d'une petite ville wallonne, entre quelques grandes surfaces et des champs. Mr et Mme Levesque ont été enseignant·e·s, monsieur terminant sa carrière comme directeur d'une école. Par comparaison avec les photos qui s'affichent sur les murs de leur salon, Mme Levesque est profondément transformée par la maladie : alors qu'elle était très arrangée, maquillée, un peu ronde, les cheveux noirs permanentés, elle déambule aujourd'hui pieds nus, en chemise de nuit, ses cheveux longs non peignés, Mr ne parvenant plus à la laver et l'habiller. Pour l'un et l'autre, il s'agit d'un deuxième mariage, avec chacun un enfant de l'union précédente avec lesquels les contacts sont devenus rares. Les amis ne viennent plus à la maison. A la création d'un Café Alzheimer dans la région, Mr et Mme Levesque y sont allés ensemble pendant un an environ ; maintenant monsieur y va seul, la déambulation et l'agressivité de son épouse lors des séances posant problème. Quand je les rencontre en octobre 2011, Mme Levesque a 70 ans, Mr Levesque 67. Les premiers symptômes sont apparus en 2004, peu de temps après le passage de madame à la retraite. Lors de la dernière visite chez le neurologue, elle avait 3/30 au MMS . A partir de janvier 2012, des gardes interviennent deux fois par semaine, les infirmièr·e·s, deux fois par jour et une psychologue par ailleurs musicothérapeute (seul terme que Mr Levesque utilisera pour la désigner) une fois par quinzaine dans le cadre d'un projet pilote soutenu par l'assurance maladie-invalidité. Très affaiblie, Mme Levesque ne peut plus marcher mais semble s'être apaisée. Elle décède chez elle à la fin de 2012.
Contexte Méthodologique
J'ai mené un entretien avec Mr et Mme Levesque, puis deux avec monsieur après le décès de son épouse, et des temps d'observation au domicile lors de trois passages de garde et d'une toilette infirmière. J'ai conduit un entretien avec l'infirmière et l'aide-ménagère et participé à trois réunions de professionnelles concernées par la situation (les gardes et les aide-ménagères), enfin à une réunion du « café Alzheimer » fréquenté par le couple, ensuite par monsieur seulement. L'ensemble s'est déroulé sur un peu plus d'une année, de la première rencontre avec le couple (en octobre 2011) aux deux rendez-vous avec Mr Levesque (en décembre 2012).
Vignette
Observons ce qui se passe lorsque Moïra veut donner son goûter à Mme Levesque, manœuvre qui prendra certainement une demi-heure. Moïra m'explique que madame ne parvient plus à coordonner ses mouvements pour manger, tout en voulant toujours se nourrir elle-même. Au départ, elle donne à Mme Levesque une petite cuillère, elle-même s'emparant d'une grande cuillère. Tout en maintenant l'assiette, Moïra l'aide à utiliser la petite cuillère (c'est-à-dire à trouver l'assiette, qu'elle cherche dans diverses directions, puis sa bouche). Après quelques tentatives laborieuses, c'est elle qui donne à Mme Levesque son goûter avec la grande cuillère, celle-ci continuant à agiter la petite cuillère dans le vide, Moïra contenant tant bien que mal son bras en dehors de son propre champ d'action. Lorsque les efforts de Mme Levesque entravent les siens pour lui donner à manger, Moïra s'arrête et lui dit : « Comme ça, on ne va pas y arriver. Vous en voulez encore ? ». Madame : « J'ai faim. » Et pour quelques minutes, la délicate manœuvre du goûter reprend. Jusqu'à la fin de celui-ci, Mme Levesque cherchera tant bien que mal à utiliser sa petite cuillère et il faudra solliciter son envie de manger pour qu'elle laisse Moïra aux commandes. » Deux mois plus tard, je passe une après-midi avec Joëlle, une garde qui s'investit particulièrement tant auprès de Mr que de Mme Levesque. A propos de l'alimentation, elle me raconte ainsi : « L'autre jour, j'étais passée au Champion m'acheter une Brésilienne parce que j'avais une longue journée. J'en ai acheté deux et ça lui a bien plu. Elle a fini par suçoter la croûte. Cela a bien pris une demi-heure pour elle mais ça lui a plu. » On peut dire que l'enjeu ici est plutôt le plaisir, et le plaisir partagé (acheter deux Brésiliennes, les manger en partie ensemble). Autre enjeu pour Joëlle : le maintien d'une indépendance au niveau du geste alimentaire. Elle m'explique que bien recouverte d'essuies, Madame peut manger par elle-même, avec une cuillère, en la guidant une fois ou l'autre : « ça met du temps mais c'est possible. Autant lui laisser faire tout ce qu'elle peut faire. ». Mais ce n'est pas qu'une question de temps – donc de patience pour la professionnelle. En passant par la cuisine, elle me montre incidemment un bol préparé par Monsieur pour donner à manger à sa femme : « moi, je préfère lui donner dans la barquette du traiteur. Elle a plus facile à la trouver avec la cuillère parce qu'elle est plus grande. » On sait bien entendu que l'indépendance, ce n'est pas qu'une question de capacité mais aussi d'objets/d'environnements plus ou moins appropriés pour pallier aux difficultés . Il faut le souci de Joëlle de rendre cette indépendance (partielle) possible pour chercher parmi les récipients à disposition lequel est le plus facile d'usage pour Madame. Ce souci n'est pas une idée fixe : « Évidemment, si elle est trop fatiguée, je lui donne moi-même. L'autre jour, elle gardait les yeux fermés, elle ouvrait juste la bouche. » Après avoir vu Moïra à l'œuvre pourtant deux bons mois plus tôt, je suis étonnée de ce que Joëlle – et Madame – arrivent à faire.