3.Une expérience fonction des protagonistes et des épisodes du soin   (Chapitre 6)  Imprimer
Résumé
Mes liens aux différentes protagonistes ayant été très contrastés, ils seront spécifiés un à un. Les rôles joués que j'ai joué en tant que chercheuse auprès de la personne malade et de ses proches seront interrogés. L'incapacité à clôturer le terrain avec la fille de Mme Alavaro et l'angoisse suscitée par certains protagonistes seront mis en évidence.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se
  • Type d'acte : Immersion
  • Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
  • Concept(s) : Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Alvaro
  • Date d'observation: de novembre 2011 à septembre 2018
  • Numéro de page du livre : 151
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mme Alvaro n'a pas eu une vie facile : son père espagnol semble avoir disparu assez vite, sa mère l'élevant avec un nouveau compagnon qui lui a laissé de très mauvais souvenirs. Elle a été couturière et s'est mariée avec un homme qui, devenu indépendant, a fait faillite. Après des déboires conjugaux, elle a connu un long épisode dépressif. Elle a été très stricte dans l'éducation de ses deux filles qui lui en veulent encore. Après son veuvage, sa fille aînée, Bernadette, lui trouve un appartement dans un grand ensemble de logements sociaux où elle vivra jusqu'à son décès en septembre 2018 à l'âge de 95 ans. C'est Bernadette qui, à distance réelle et affective de sa mère, veille à trouver les solutions permettant à sa mère de rester à son domicile. Quand je la rencontre en 2011, ses problèmes remontent à six ou sept ans. Ils se sont manifestés par des difficultés à gérer ses finances à propos desquelles elle a alerté Bernadette. Comme celle-ci me parle à plusieurs reprises de « l'Alzheimer » de sa mère, je l'interroge à propos de l'existence d'un diagnostic. Elle a été avec sa mère consulter un neurologue qui a prescrit un médicament donné pour les malades d'Alzheimer, sans leur transmettre de diagnostic. Il continuera à le faire après la visite et le MMS annuels obligatoires . Dans la mesure où il n'existe pas à Bruxelles de reconnaissance du métier de garde à domicile (et que les quotas d'heures limitées des aide-familiales ne leur permettent pas d'assurer de longs temps de présence), Bernadette n'aura d'autre recours que de faire appel au marché non régulé des gardes à domicile. Leur présence, nécessaire entre autres du fait de l'anxiété de Mme Alvaro était de 12h par jour dès le début de mon observation, passant après quelques mois à 24h/24. Pas moins de six sociétés de gardes (d'abord l'ASBL Arpèges , puis des sociétés privées dont certaines ont recours à des « indépendantes » ) vont se succéder chez Mme Alvaro pendant les sept années de mon observation, sans compter l'embauche supplémentaire de travailleuses non déclarées et non rattachées à ces sociétés. Palliant en partie à cette instabilité, trois gardes joueront successivement un rôle pivot, jusqu'à se substituer à la fille de Mme Alvaro : Paquita, Christine, puis Sylvia presteront l'essentiel du temps de présence requis, les autres n'intervenant que pour les seconder.
Contexte Méthodologique
L'enquête s'est déroulée de décembre 2011 jusqu'en septembre 2018, moment du décès de Mme Alvaro. C'est la situation que j'ai suivie le plus longtemps : j'y suis allée 23 fois, toujours en présence d'une garde (ou de Paquita) avec parfois en plus la présence de Bernadette (une fois), de Sophie (une fois) ou de la kiné qui interviendra à partir du printemps 2016 (deux fois). C'est par Arpèges que j'ai été mise en contact avec Mme Alvaro. Lorsque Bernadette a mis fin à l'intervention de l'ASBL, cela n'a pas compromis ma présence.
Vignette

1.     Avec Mme Alvaro

Le début de notre première rencontre en présence de Paquita est difficile pour Mme Alvaro (16.12.11) :

À mon arrivée, Mme Alvaro est agitée, anxieuse, restant debout, prête à me faire sortir : « Pourquoi vous vous intéressez à ça ? Je ne veux pas que vous remplaciez Paquita, je n'ai pas besoin de vous. » J'essaye de réexpliquer pourquoi je suis là, que c'est moi qui ai besoin d'elle pour qu'elle me raconte comment se passe sa vie avec Paquita. Petit à petit, elle s'apaise et semble prendre plaisir à dire ce qu'elle ressent pour Paquita et à écouter celle-ci raconter leur vie. Paquita nous propose alors une tasse de café et nous nous installons toutes les trois à la table du salon pour bavarder.

Cette anxiété suscitée par ma présence ne se produira plus lors de nos rencontres suivantes, Mme Alvaro y manifestant souvent au contraire beaucoup d'enthousiasme face à ce qu'elle semble considérer plutôt comme une visite, parfois comme le passage d'une garde mais sans plus redouter ma présence. Lorsqu'elle me demande quand je reviendrai et que je lui dis que je serai là dans deux ou trois mois, Mme Alvaro s'en étonne souvent comme s'il était très invraisemblable – pour une garde, à ce que je pense deviner dans ces moments-là, ou peut-être pour une vieille amie – de ne pas revenir plus vite.

Quel que soit le rôle qu'elle m'attribue – à supposer qu'elle le fasse et ne se contente pas simplement du plaisir immédiat d'une visite – le fait qu'elle vive sereinement mon passage est bien entendu pour moi à la fois gratifiant et rassurant : les personnes malades qui me reçoivent chez elles n'étant pas celles dont l'avis est pris en compte, je suis ravie que certaines, comme Mme Alvaro, puissent y trouver un certain plaisir, parfois même on l'a vu, un réconfort (face à la colère de Paquita suite à la réduction de son horaire ou aux réprimandes de Sylvia en réponse à son anxiété).

2.  Avec Bernadette 

De différentes façons au fil des sept années de ma présence chez sa mère, j'ai senti que pour Bernadette (et sa sœur), j'occupais une certaine place, sans que je ne parvienne à élucider clairement laquelle. Dans les premiers temps de la recherche (environ pendant la première année et demi de ma présence chez Mme Alvaro), Bernadette me parle assez longuement lors de chacun de nos contacts : lors du premier entretien, elle développe beaucoup plus que je ne m'y attends son histoire familiale et personnelle ; lors des coups de fil suivants, je m'étonne du temps qu'elle passe à me relater les derniers évènements survenus chez ou avec sa mère.

Lorsqu'en avril 2013, je perçois une potentielle inquiétude de Bernadette (« vous faites des rapports avec tout cela ? »), je lui propose de lui envoyer une partie du rapport écrit pour la Région wallonne (où l'histoire de sa mère n'intervient pas), ce qu'elle accepte. Lors de l'appel suivant, elle me dit ne pas avoir eu le temps de le lire et je n'en entendrai plus jamais parler).

A partir de la mise en place des configurations autour de Christine, puis de Sylvia, Bernadette me dira de les contacter directement lorsque je souhaite rencontrer sa mère. Après lui avoir à plusieurs reprises téléphoné (elle est souvent à l'étranger), j'arrêterai de le faire, sentant qu'elle n'y voit plus d'utilité. Ce désengagement de ma recherche coïncide avec celui dans le soin de sa mère. Pourtant, lorsque les tensions entre Christine et Sylvia atteignent des sommets, elle prend l'initiative de m'appeler pour avoir mon « avis impartial » (6.04.16). Cet appel, on l'imagine, me plonge dans l'embarras : je ne peux pas refuser de la rencontrer mais comment esquiver sa demande qui m'amènerait à violer l'accord de confidentialité que j'ai avec chacune des personnes avec lesquelles je passe du temps ? Le jour de la rencontre chez sa mère en présence de Sylvia, je m'en tiens essentiellement à écouter les récriminations conjuguées de Bernadette et de Sylvia concernant Christine et à énoncer quelques généralités. Les dés de cette rencontre sont pipés : me recevoir avec Sylvia est, dans le contexte du conflit qui l'oppose à Christine, une prise de parti de Bernadette. Même le rappel de mon engagement à la confidentialité qui s'oppose à sa demande d'avis me semble dans ce contexte survolté voué à être incompris, voire à créer une polémique. Ce qui m'apparait alors comme la seule stratégie possible – pour ne compromettre ni Christine ni mon accès au terrain - est-elle une faiblesse de ma part ?

Reste la question de savoir pourquoi Bernadette me demande mon avis, à un moment où elle semble avoir déjà tranché. Plus généralement, je m'interroge sur les raisons qui l'amènent à faire plus qu'accepter ma présence : elle m'envoie un mail après avoir licencié Christine pour m'en avertir et me demander de prendre dorénavant contact directement avec Sylvia, ou m'envoie ses bons vœux pour 2017. Quelques heures après le décès de Mme Alvaro, Sylvia me téléphonera pour m'en informer, à la demande de Bernadette me dira-t-elle. Le jour des funérailles, Sophie me présente aux membres de la famille qui sont présents et en parlant avec deux amies de Bernadette, je réalise que celle-ci leur a parlé de moi. Y a-t-il quelque chose d'autre qu'une forme de déférence à l'égard de ma position universitaire ? A part la fois mentionnée plus haut, Bernadette ne me demandera jamais de nouvelles de mon travail ni ne témoignera du sens de contribuer à une démarche visant l'amélioration des soins aux personnes dépendantes, comme on l'a entendu chez d'autres proches.

La question de la restitution de ma première analyse m'a longtemps embarrassée. Bien sûr, l'accord de confidentialité passé avec les gardes les protégeait de toute communication de mes observations les concernant, c'est-à-dire de l'essentiel du texte, mais était-il acceptable de ne rien restituer à Bernadette après sept années de présence chez sa mère ? Je n'ai pas repris contact avec elle, ne sachant comment lui transmettre ma position. Sans doute ma difficulté à comprendre plusieurs de ses décisions et la dureté de la dernière période ont-elles accru mon irrésolution.

3. Avec les gardes-pivot

Mes rapports avec elles ont été fonction de ma vision de leur travail de soin. Appréciant les façons d'être et de faire de Paquita et Christine (au moins dans leur première période), je me sens bien en leur présence chez Mme Alvaro et m'inquiète de la fragilité de leur position auprès de Bernadette. Elles ont semblé heureuses de pouvoir, dans le premier temps de leur intervention, trouver une interlocutrice intéressée par leur travail et lorsque le vent tourne en leur défaveur, une oreille attentive à leur sentiment d'injustice. L'une et l'autre me remercieront de mes passages, en particulier dans les moments difficiles. 

Les choses ont été très différentes avec Sylvia. Elle s'est parfois plu à se décrire comme un « dragon » dans sa façon d'être avec Mme Alvaro. Je la voyais pour ma part comme ces soignantes toutes-puissantes et perverses des films d'horreur, retournement terrifiant de la figure de la care giver.  En relisant le passage où G. Durand [1992, p.226] rappelle que le régime nocturne de l'imaginaire porte la trace « des déesses terribles, belliqueuses et sanguinaires » qui accompagnent plutôt le monde diurne et son rejet des figures féminines, j'ai repensé à Sylvia.

4. Avec les sociétés de gardes

Sur les six sociétés à être intervenues chez Mme Alvaro, je n'ai eu de contact qu'avec trois de leur direction (Arpèges[1] et les deux (co-)dirigées par Sylvia). Deux raisons expliquent cette abstention : vu le fait que ces structures sont peu présentes sur le terrain du soin, ne jouant pas le rôle de tiers, Bernadette (comme Mme Gianni d'ailleurs, cf @6.2) n'a pas considéré que j'avais à passer par ces sociétés pour être là lors du passage de « leur » garde ; par ailleurs, vu le statut légal peu clair de ces sociétés et des gardes qui y travaillent, il m'a semblé délicat de demander à Bernadette de pouvoir les contacter, cette demande pouvant être vécue comme une forme de contrôle de ma part. Par ailleurs, j'ai peu demandé à être présente avec d'autres gardes que les trois pivots (quatre fois pendant les sept années) dans la mesure où je n'entendais aucun écho particulièrement favorable de leurs interventions et que l'essentiel de la garde était pris en charge par les gardes de référence.



[1] C'est la seule organisation côtoyée durant cette enquête avec laquelle les choses se sont mal passées, non avec les gardes mais avec la direction qui, suite à une demande d'entretien faite à une de leurs cheffes d'équipe puis à mon refus de leur faire rapport de mes observations avec les gardes, a mis fin à l'accord de collaboration. J'ai interprété cette rupture comme reflétant à la fois l'insécurité objective d'une ASBL sans financement pérenne et le caractère singulier de sa directrice de l'époque.