5. Une expérience de la recherche aux effets contrastés   (Chapitre 5)  Imprimer
Résumé
Mon enthousiasme pour les séances de kiné a eu entre autres pour effet un renforcement de la réflexivité des protagonistes à leur endroit mais aussi des communications fréquentes avec d'autres professionnel·le·s du soin à son propos ce qui a enrichi mon analyse. Ma présence a par ailleurs troublé la pudeur de Mme Landuyt comme je l'apprendrai après quelques temps. Le temps de restitution avec Lauranne permet de revenir sur quelques enjeux éthiques de ce moment difficile lorsque le jugement de la chercheuse n'est pas en tout favorable (cf @ 4.3) et que l'enquête a exploré des facettes de l'expérience non anticipées.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se
  • Type d'acte : Immersion
  • Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
  • Concept(s) : Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Landuyt
  • Date d'observation: de septembre 2011 à janvier 2017
  • Numéro de page du livre : 129
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mme Landuyt habite une coquette maison bel-étage, avec un petit jardin, dans un quartier tranquille et arboré du Sud-Est de Bruxelles . Elle a 88 ans quand je la rencontre. Elle a occupé des emplois de secrétaire, puis a aidé son mari qui était un entrepreneur indépendant et a eu trois enfants : Lauranne, l'aînée, et deux fils. A la mort de son mari, elle a développé une intense activité bénévole jusqu'à ses 80 ans. Sa fille est secrétaire médicale et prendra sa pension un an après le début de l'enquête. Un an avant notre rencontre, Mme Landuyt a fait un accident vasculaire cérébral (AVC) la laissant avec une hémiplégie du côté gauche à la suite duquel elle est hospitalisée pendant trois mois sans que la revalidation ne lui ait permis de regagner en mobilité (elle ne peut quitter le fauteuil). Elle insiste alors pour rentrer chez elle, contre l'avis de l'équipe médicale mais soutenue par sa fille. Au moment où je la rencontre, des infirmières passent deux fois par jour, pour la lever (vers 10h) et la mettre au lit (à partir de 16h30), avec une toilette et un changement de protection. Elle passe la journée dans un fauteuil roulant placé à côté du lit médicalisé qui a été installé contre la fenêtre du salon donnant sur la rue. De 9h à 12h, une aide-ménagère titre-service (voir Annexe) entretient la maison tout en se révélant être une présence importante pour Mme Landuyt dont la fille travaille encore à plein temps (jusqu'en septembre 2012).
Contexte Méthodologique
J'ai été présente chez Mme Landuyt lors de dix séances de kiné (d'une durée de trente minutes environ, se prolongeant par un temps de conversation avec elle, et sa fille lorsque celle-ci a pris sa retraite) entre le 6 septembre 2011 et le 16 avril 2015 et mené trois entretiens en septembre 2011 (avec Mme Landuyt, sa fille et le kiné). J'ai participé à une réunion de l'équipe infirmière intervenant chez elle et donné de multiples coups de fil à Lauranne et Luc (pour arranger des moments de rendez-vous, prendre des nouvelles ou poser des questions à propos de la séance passée). Le dernier appel a été celui de Lauranne pour m'annoncer le décès de sa maman, en juin 2015. Je l'ai recontactée en janvier 2017 pour lui proposer une première analyse de mes observations, suite à quoi nous nous sommes rencontrées une après-midi pour qu'elle me fasse part de son feed-back. J'ai également transmis à Luc la partie du texte concernant les soins de kiné.
Vignette
Mon enthousiasme pour le travail de mobilisation de Mme Landuyt a déterminé à la fois ma présence régulière lors des séances et sans doute aussi parfois durant celles-ci, l'expression de mon admiration, qui ont constitué pour les protagonistes une reconnaissance de l'intérêt de leurs efforts. Luc et Mme Landuyt m'en ont plusieurs fois remercié. Ma seule présence a produit également un effet de renforcement de l'élaboration réflexive auquel se prêtent par ailleurs Luc et Mme Landuyt. Elle a donné l'occasion à Luc de chaque fois refaire le point sur ce qu'ils visaient ensemble, avec les difficultés et les réussites, parfois avec des commentaires de Mme Landuyt. Ce sont quelques fois mes questions qui ont amené l'un·e ou l'autre protagoniste à expliciter les effets pour lui·elle de tel moyen utilisé. On en a eu un exemple à propos de la mise au lit par Lauranne de sa mère. Ma présence a donc consolidé l'enquête que menaient les protagonistes. Néanmoins, j'apprendrai lors du même échange avec Mme Landuyt qu'elle a eu un effet moins favorable. Après avoir dit « moi, ça me gêne », elle poursuit : « Tout me gêne. Par exemple d'être massée dans le dos en présence d'autres personnes. Je suis d'une autre génération. » Or, le massage qu'elle évoque concerne celui que Luc lui prodigue en fin de chaque séance. Souvent Luc, à ce moment de la séance – et en particulier la première fois – mentionnait le fait que comme j'étais une femme, il se permettait de faire son massage en ma présence mais sans que Mme Landuyt ne prenne jamais la parole à ce propos (et sans que Luc ne lui pose explicitement la question d'une gêne éventuelle). Lorsque Mme Landuyt évoque ce moment, je suis très embarrassée d'apprendre que je lui inflige cette gêne, sans trouver judicieux de lui faire mes excuses alors, vu que l'enjeu de l'échange avec Lauranne autour de la toilette me semble beaucoup plus crucial pour elle. Ceci dit, je n'ai pas non plus proposé de quitter la pièce lors des séances suivant cet échange, ce qui n'est pas très avisé de ma part. Mme Landuyt avait mentionné dès notre première rencontre le fait qu'elle était très pudique et se sentait vite gênée en présence d'autrui (elle m'en avait parlé à propos du fait d'être au lit, en chemise de nuit, lors du passage de ses petits enfants lorsqu'ils arrivaient après la venue des infirmier·ère·s). Je n'ai donc bien entendu jamais demandé d'être présente lors des toilettes faites par celles-ci. Par contre, je regrette de n'avoir jamais osé demander d'être présente avec Justine. Au début de ma recherche, c'est à la fois les critiques de Lauranne à son endroit qui m'ont fait craindre que ma demande semble incongrue, et peut-être aussi le fait de pas avoir encore suffisamment pris conscience de l'importance du rôle des aides-ménagères. Mon enthousiasme par rapport à l'enquête menée chez Mme Landuyt s'est manifesté, en dehors de la scène du soin, par le fait que j'ai régulièrement communiqué lors d'interventions et de formations diverses à ce propos, bénéficiant ainsi de commentaires de soignant·e·s qui m'ont aidée à affiner mon regard. Ces échanges à propos de l'expérience de Mme Landuyt mais aussi de ma proposition de penser le soin comme enquête sont un premier pas dans la direction espérée par J. Dewey d'une unification entre l'enquête de sens commun et l'enquête scientifique, l'une et l'autre se nourrissant des échanges allant dans les deux directions. Dernier acte de mon terrain chez les Landuyt, la remise d'une première analyse à Lauranne (l'intégrale du document expurgé de la partie concernant le diagnostic ) et à Luc (la première partie qui le concerne). Si le second m'a remerciée d'un message reconnaissant sans beaucoup de commentaires, les réactions de la première méritent plus de développements. Ses premiers mots au téléphone, alors qu'elle me rappelle pour me proposer un rendez-vous sont les suivants : « J'ai un problème avec votre texte, il est truffé d'inexactitudes ! Vous êtes prête à tout reprendre ? » Quand elle me reçoit dans l'appartement qu'elle a emménagé depuis le décès de sa mère, la première chose qu'elle me dit qui concerne mon texte est : « Je vais être très franche. Si j'avais su que votre travail serait si intrusif par rapport à ma famille et à moi-même, je n'aurais jamais accepté votre présence ! » En même temps, paradoxalement, elle me parle longuement au téléphone puis chez elle de façon très aimable (alors que pour l'avoir entendue lors de certaines altercations avec Luc, elle peut être cassante). De plus, sans que je ne lui pose aucune question, elle reviendra avec force détails sur sa famille, en me disant que tous ces problèmes familiaux ont eu une incidence importante sur l'histoire de sa mère. Une part de ce paradoxe tient peut-être à une chose qu'elle me dit au cours de l'échange : « Il y a du pour et du contre, pour mon ego, dans votre texte ». Dès lors, elle me trouverait intrusive, inexacte lorsque j'avance des faits qui ne la mettent pas en valeur (d'où le fait qu'elle va essentiellement revenir sur l'affaire du testament, sur le racisme dont je qualifie son rapport à Justine et sur la façon dont elle parlait à la place de sa mère) tout en appréciant mon travail, prête à y consacrer du temps en ce qu'il met en évidence le rôle crucial qu'elle a joué pour permettre à sa mère de retrouver une vie appréciable. On retrouve ici la difficulté du retour des aspects critiques de l'analyse vers l'aidant·e. Revenons un moment sur le caractère qui peut être jugé intrusif de la partie de mon texte portant sur l'histoire du testament. D'une part, il s'agit clairement d'une affaire privée, touchant à une question éminemment délicate : celle de l'argent dans les familles. D'autre part, Lauranne se demande si cette affaire est bien liée à ma demande initiale, portant sur l'expérience du soin des différent·e·s protagonistes de celui-ci. Elle me dira en fin d'entretien : « Vous auriez dû me dire à l'avance ». Le problème pour moi – comme pour tout·e ethnographe – c'est que l'on ne sait pas « à l'avance » ce qui va être observé ni ce qui va s'avérer délicat (qui aurait mérité un consentement exprès). Pour autant, les questions d'argent sont bien liées au soin (ce que Lauranne reconnaîtra comme on l'a dit en cours d'entretien) : elles sont entrelacées aux liens unissant Lauranne à sa mère et vont permettre l'accès au monte-escalier, moyen déterminant de l'amélioration de la vie de Mme Landuyt. Lorsque nous nous quittons, en très bons termes, elle me dit : « Je suis contente de vous avoir parlé pour mettre les choses au point ». Sans que nous soyons d'accord, elle semble me reconnaitre comme une interlocutrice avec laquelle il y a moyen de parler, d'être entendue, une interlocutrice qui, par le temps consacré à suivre l'histoire du soin donné à sa mère mérite malgré tout une certaine confiance.