5. Une toilette pendant laquelle Mme Levesque peut vivre une expérience   (Chapitre 1)  Imprimer
Résumé
Récit d'une toilette qui réunit Mme Levesque, son mari et l'infirmière de référence, où apparaissent différentes facettes de ce temps de soin, fait de connivence, de souci pour les besoins de base et de stimulation cognitive.
Description
  • Types d'acteurs : Infirmier.ère, Proche
  • Type d'acte : Toilette
  • Thème(s) : Manière de voir et de vivre avec la personne
  • Concept(s) : Expérience, Rites d’interaction
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Levesque
  • Date d'observation: 15/09/12
  • Numéro de page du livre : 60
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Les Levesque vivent dans une tour, à la périphérie d'une petite ville wallonne, entre quelques grandes surfaces et des champs. Mr et Mme Levesque ont été enseignant·e·s, monsieur terminant sa carrière comme directeur d'une école. Par comparaison avec les photos qui s'affichent sur les murs de leur salon, Mme Levesque est profondément transformée par la maladie : alors qu'elle était très arrangée, maquillée, un peu ronde, les cheveux noirs permanentés, elle déambule aujourd'hui pieds nus, en chemise de nuit, ses cheveux longs non peignés, Mr ne parvenant plus à la laver et l'habiller. Pour l'un et l'autre, il s'agit d'un deuxième mariage, avec chacun un enfant de l'union précédente avec lesquels les contacts sont devenus rares. Les amis ne viennent plus à la maison. A la création d'un Café Alzheimer dans la région, Mr et Mme Levesque y sont allés ensemble pendant un an environ ; maintenant monsieur y va seul, la déambulation et l'agressivité de son épouse lors des séances posant problème. Quand je les rencontre en octobre 2011, Mme Levesque a 70 ans, Mr Levesque 67. Les premiers symptômes sont apparus en 2004, peu de temps après le passage de madame à la retraite. Lors de la dernière visite chez le neurologue, elle avait 3/30 au MMS . A partir de janvier 2012, des gardes interviennent deux fois par semaine, les infirmièr·e·s, deux fois par jour et une psychologue par ailleurs musicothérapeute (seul terme que Mr Levesque utilisera pour la désigner) une fois par quinzaine dans le cadre d'un projet pilote soutenu par l'assurance maladie-invalidité. Très affaiblie, Mme Levesque ne peut plus marcher mais semble s'être apaisée. Elle décède chez elle à la fin de 2012.
Contexte Méthodologique
J'ai mené un entretien avec Mr et Mme Levesque, puis deux avec monsieur après le décès de son épouse, et des temps d'observation au domicile lors de trois passages de garde et d'une toilette infirmière. J'ai conduit un entretien avec l'infirmière et l'aide-ménagère et participé à trois réunions de professionnelles concernées par la situation (les gardes et les aide-ménagères), enfin à une réunion du « café Alzheimer » fréquenté par le couple, ensuite par monsieur seulement. L'ensemble s'est déroulé sur un peu plus d'une année, de la première rencontre avec le couple (en octobre 2011) aux deux rendez-vous avec Mr Levesque (en décembre 2012).
Vignette
Mi-septembre 2012, j'assiste au passage de l'infirmière indépendante qui coordonne l'équipe de six collègues qu'elle a progressivement constituée autour d'elle. C'est elle qui vient le plus souvent (quatre passages par semaine environ) et qui est considérée par Mr Levesque comme l'infirmière de référence. Quand elle arrive vers 11h – son heure de passage habituelle – l'infirmière s'introduit dans la salle de séjour où se trouve le lit médicalisé d'un « Salut » à l'attention générale (monsieur a laissé la porte de l'appartement ouverte une fois qu'elle a sonné). Mme Levesque est allongée dans son lit, les yeux grands ouverts. Son mari a préparé une bassine avec de l'eau chaude, le savon, une protection, les vêtements du jour. L'infirmière, au début de la cinquantaine, assez brut de décoffrage dans la présentation d'elle-même, effectue tous les gestes de la toilette (enlever la chemise de nuit, passer le gant de toilette sur le visage, enfiler les vêtements, …) avec beaucoup de douceur. Elle tutoie Mr et Mme Levesque et les appelle par leur prénom. Elle parle beaucoup à madame pendant le soin, sur un ton adulte mais bonhomme, enjoué sans excès. Elle alterne ces moments d'adresse à Mme Levesque avec des moments où elle parle d'elle à son mari et moi. Mme Levesque sera très présente, interpellant son mari et l'infirmière, toujours en jargonnant, d'un ton paisible. Alors que monsieur lui répond très sérieusement (« Ah bon ? » « Je vois » …) l'infirmière dira à madame : « Je ne comprends pas. Tu peux répéter ? », ce qui n'amènera rien de bon. L'atmosphère générale de cette scène qui durera 30 minutes environ est globalement paisible, conviviale (intégrant, de façon variable, madame, monsieur, l'infirmière et moi), empreinte d'une douce familiarité entre les trois protagonistes principaux. L'infirmière commence par le visage. A l'attention de madame : « Ça fait du bien ? » « Tu veux t'essuyer toi-même ? » Madame ne répond pas et ne prend pas l'essuie qui lui est tendu. A mon intention, l'infirmière : « Parfois, elle le fait. » Elle réessayera à un autre moment, sans succès : « Tu fais la grève aujourd'hui ? (Commentant la non-réaction de madame :) « Tu te demandes ce que je raconte avec mes histoires de grève ! ». En m'adressant à Mme Levesque, j'admire sans feinte ses cheveux que je n'ai jamais vus aussi beaux. L'infirmière : « Ah, enfin une qui le remarque ! Je râlais parce qu'aucun de mes collègues ne l'avait remarqué. Maintenant, on va faire ça tous les 15 jours. Et la prochaine fois, on lui fera des frisettes. J'ai l'appareil pour. Avant, elle avait des boucles. » Monsieur va chercher une photo prise lors d'un Café Alzheimer pour me montrer. L'infirmière m'explique le système utilisé pour le lavage de cheveux : à deux, avec une collègue qui tient la tête au-dessus du bassin, un sac poubelle percé pour laisser passer la tête et des rigoles aménagées pour que l'eau n'aille pas sur le lit. [Elle m'expliquera lors de l'entretien que le vendredi – jour de congé pour elle – elle accompagnera sa collègue qui est en service sans que cela ne soit remboursé (c'est donc du bénévolat).] La toilette continue. L'infirmière demande à Mme Levesque de se tourner sur le côté pour faire le dos. Elle l'aide à la manœuvre. Même allongée sur la tranche, présentant son dos à l'infirmière, Mme Levesque garde les yeux posés sur elle, ce que celle-ci remarque. Quand l'infirmière ouvre la protection, l'odeur est très forte. J'ai demandé à Mr Levesque en arrivant pourquoi l'infirmière venait à 11h : « Je ne sais plus pourquoi, sans doute ça arrangeait l'infirmière. Mais ça me convient très bien aussi » s'empresse-t-il d'ajouter. Quand l'infirmière est arrivée, monsieur lui a posé la question : « Je ne sais pas venir avant. Idéalement, ce devrait être plus tôt. Parce que comme elle est incontinente, ça fait long depuis le coucher du soir [18h]. » (…) Quand madame est lavée, l'infirmière l'assied pour l'habiller. Elle dit à monsieur : « Il y a une tache sur la robe, il faudra penser à la laver. » A madame : « Tu veux aller t'asseoir dans le fauteuil ? ». Madame ne répond pas (je ne sais pas l'effet qu'aurait eu un « non » éventuel). L'infirmière la soulève et se met derrière elle ; monsieur la soutient aussi. Mme Levesque ne peut pas prendre appui sur ses jambes, légèrement pliées par un flexum, mais les avance néanmoins l'une après l'autre, à tout petits pas, comme si elle marchait. L'infirmière, de son ton enjoué : « Heureusement qu'elle n'est pas lourde » (Moi qui suis sidérée par sa maigreur, je frissonne intérieurement). L'infirmière à monsieur : « Elle n'est pas allée à la toilette hier ? » [elle veut dire « à selles »]. Monsieur : « Non ». L'infirmière : « Je vais lui donner quelque chose alors, comme c'est moi qui viens tout à l'heure, c'est bien. » (…) Quand Mme Levesque est installée au fauteuil, l'infirmière lui donne un verre de jus, avec une paille. C'est manifestement un rituel. Madame le boit quasi d'un trait. L'infirmière : « C'est bon ? ça te plait ? C'est de la pomme ou de l'orange ? » Madame : « Je ne sais pas ». Elle finit son verre. L'infirmière repose la question. Madame : « Orange ». L'infirmière : « C'est bien ça ». L'infirmière, à mon intention : « Je lui pose des petites questions comme ça, parfois, elle sait répondre. Parfois, elle sait dire son nom. » Pendant la toilette, Mme Levesque est très active, par son regard, ses interventions (qu'elle jargonne ne l'empêche pas de prendre part à sa façon à la conversation). Ce qu'elle manifeste est pris en compte par son mari et l'infirmière : le ton est approprié, sa tenue fait l'objet de soin, les gestes sont doux. Elle reçoit de façon paisible les actes qui lui sont destinés. Un souci pour ses besoins de base est bien présent, qui ne relève pas de l'évidence. Lors de l'entretien que j'ai avec elle quelques jours après la toilette, l'infirmière me raconte : « Parfois, il la laisserait 8 jours sans qu'elle n'ait rien fait. Il faut régulièrement lui donner quelque chose, en plus du jus d'orange. » [A propos de l'hydratation :] « au verre, monsieur n'arrivait plus à la faire boire. Souvent, le lange était sec. On lui a conseillé la paille. Maintenant, le lange est bien mouillé. C'est qu'elle boit bien pendant la journée. C'est pour ça aussi, le verre de jus d'orange à la fin de la toilette. A la fois, c'est un moment sympa et aussi, on est sûrs qu'elle a déjà ça. Mais je vois la bouteille diminuer tous les jours. » Pendant ce temps de connivence où Mme Levesque est assise à côté de l'infirmière dans le fauteuil vient s'infiltrer la manie du quizz, si fréquente chez les professionnel·le·s (et les proches) à l'égard des personnes démentes. Alors que je l'interroge à ce propos, l'infirmière m'explique :« J'essaye de la stimuler par ces questions. Ce n'est pas un objet : c'est une personne ! Et parfois, elle sait répondre ! » La conception de la « personne » qui est à l'œuvre dans ce moment définit celle-ci par ses capacités cognitives, d'où une vision du soin portant à les stimuler au risque de poser des questions interactionnellement incongrues, avec un danger de mise en échec. Pourtant, en regardant l'ensemble de cette toilette, on peut penser qu'une continuité à son environnement humain y est rétablie pour Mme Levesque. Ce sera la plus belle toilette infirmière observée pendant cette enquête.