Le goût du métier   (Récits supplémentaires)  Imprimer
Résumé
On accompagne Annick, l'aide familiale de référence chez Mme Musso et on l'entend évoquer les difficultés qu'elle y rencontre (entre autres pour faire sa toilette et veiller à sa sécurité lorsqu'elle cuisine) mais aussi son goût pour son métier.
Description
  • Types d'acteurs : Aide familiale
  • Type d'acte : Aide à la vie journalière
  • Thème(s) : Limites du domicile
  • Concept(s) : Expérience, Quatre temps du "care", Réciprocité, Ruse, Système d'agentivité
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Musso
  • Date d'observation: février 12
  • Auteur du récit : Anne Piret
Contexte
Mme Musso a 88 ans quand je la rencontre en novembre 2011. Suite au décès de son mari il y a 5 ans, Mme Musso inquiète son fils unique par des achats frénétiques, des décisions impulsives, puis la manifestation de déficits avec la désorientation dans l'espace, la perte d'objets, l'incapacité à gérer son frigo. Un diagnostic de maladie d'Alzheimer est posé et vu les difficultés relationnelles entre Mme et son fils, celui-ci met en place le passage d'aides familiales 2 fois par jour pour assurer une présence, gérer la prise des médicaments et tenter de mettre en ordre le ménage. Le fils de Mme Musso est épaulé par sa femme et le médecin traitant qui considère que Mme Musso peut rester chez elle, en dépit des inquiétudes des aides familiales. Le fils de Mme Musso est retraité du secteur de l'industrie automobile, il est en couple (recomposé) avec une Française qui travaille toujours comme secrétaire de direction pour un parc national français. Ils négocient sa retraite pour pouvoir mettre en œuvre leur projet de déménagement vers le sud ouest de la France. Je ne connais pas leur âge exact, environ soixante-cinq ans pour Monsieur et entre cinquante-cinq et soixante pour Madame. Le couple semble financièrement assez à l'aise. Ils ont chacun 2 enfants d'une union précédente qui sont de jeunes adultes autonomes.
Contexte Méthodologique
J'ai accompagné à deux reprises l'aide familiale de référence chez Mme Musso et mené trois entretiens, avec son fils, l'aide familiale de référence et sa cheffe d'équipe, le tout entre novembre 2011 et novembre 2012.
Vignette

Quelques mois plus tard (cf « Si elle ne donne pas la permission, ça ne sert à rien »), j'accompagne à nouveau Annick chez Madame Musso. J'y vais un mardi, jour où Annick passe la matinée chez Madame Musso pour l'entretien de la maison. Aujourd'hui, nous avons de la chance, Madame Musso a l'air de bonne humeur, elle prend ses médicaments sans rechigner, accepte que nous fassions le ménage et ira même jusqu'à suggérer elle-même que l'on jette la salade défraîchie ! Pour Annick, il n'est pas exclu que c'est parce que nous sommes deux : « Elle est difficile, agressive, mais en fait, dans notre travail, c'est surtout la compagnie qu'elle aime. Aujourd'hui, elle a du monde, alors elle est mieux ». Madame Musso sent toujours aussi mauvais.

Nous nous mettons au travail. Annick travaille avec des gants, notamment parce qu'elle a repéré des traces de selles sur le sol de la salle de bains. Elle me demande de passer l'aspirateur (elle en profite pour me demander si, pendant qu'on travaille, elle peut me tutoyer. J'accepte, bien entendu. Pendant toute la matinée, nous hésiterons chacune entre le tu et le vous). Je peste, car l'aspirateur ne fonctionne vraiment pas bien. Annick me dit que c'est parce qu'il n'y a plus de sac : « Je l'ai déjà demandé mais … (soupir). Parfois, ils font attention. Il y avait un Monsieur chez qui c'était des gros torchons, à l'ancienne. Avec mon poignet, je ne sais pas bien les tordre. Et bien il m'a acheté un système de mop qu'on peut tordre sur le seau. Bon, ça ne lave pas aussi bien, mais comme je le passe très régulièrement, c'est aussi propre qu'avec le torchon, et pour moi, c'est beaucoup mieux ! Bon, ils ne sont pas tous comme ça… J'ai l'air de me plaindre, mais vous savez, j'aime vraiment mon métier ! Je trouve qu'on a beaucoup de satisfactions, comme ici, quand il y a un bénéficiaire difficile, qui ne va pas bien, et que, petit à petit, on y arrive, on trouve des trucs pour les médicaments, pour la toilette, on sent la personne qui se laisse apprivoiser Je ne me vois pas faire autre chose. ».

Nous envisageons de laver la nappe de la salle à manger, je vois comment Annick s'y prend pour amadouer Madame Musso : « Ce serait bien à l'occasion de passer la nappe à la lessive. Mais pas aujourd'hui, on n'a pas le temps. On y pensera une prochaine fois. Vous viendrez avec moi, on le fera ensemble, ce sera plus facile ». En aparté : « Vous voyez, je la prépare. Je lui en parlerai encore l'une ou l'autre fois, sans insister, et pour finir, elle sera d'accord, c'est même elle qui m'en parlera. Au début, c'était dur, mais maintenant, on s'est apprivoisées. Ça ne va pas quand il y a du changement. Moi aussi, j'en aurais marre s'il y avait tout le temps des gens nouveaux qui défilent chez moi. Ce qui est le problème, maintenant, c'est l'hygiène. Moi, ça ne me dérangerait pas de la laver, je l'ai déjà fait pour d'autres personnes… ».

Dans la matinée, Annick évoque les difficultés de sécurité, d'hygiène et aussi, plus récents, de mobilité de Madame Musso : « Il y a déjà un bout de temps qu'on se dit qu'elle serait mieux en maison de repos. Ici, ça devient limite, surtout qu'elle cuisine beaucoup. C'est déjà arrivé, quand j'arrive, de trouver des trucs en train de brûler. Mais le médecin trouve que ça va, alors … ». Quelques minutes plus tard, Annick se reprend : « Enfin, quand c'est une bonne journée comme aujourd'hui, c'est vrai que je me dis, d'un autre côté, qu'elle est bien aussi ici, chez elle … ». Annick commente encore les conditions d'une « bonne journée » : « Je sais bien que ça ne sert à rien d'arriver trop tôt. Le matin, il lui faut le temps de se mettre en route. Ce weekend, je suis venue pour le maintien, je suis arrivée vers 8h30. J'ai sonné, mais elle n'a pas ouvert. Alors, je suis allée chez une autre personne, je suis revenue vers 10 heures, et ça a été tout seul. Parfois, si on arrive trop tôt, elle crie, elle se fâche, parfois, on ne peut même pas entrer. »

Madame Musso me parle de sa sœur, de son frère. Elle n'a plus de nouvelles de lui depuis longtemps. Elle se demande même s'il n'est pas décédé. Elle ne sait plus. Nous appelons Annick à la rescousse : « Non, non, il va bien, votre frère. Il habite en Espagne. Vous l'avez vu l'an dernier au mariage de votre petite fille. », « Elle est mariée ? ». Annick lui montre une photo du mariage : « Oui, regardez, là, elle est avec son mari », « Je ne l'ai jamais vu », « Ben si, vous y étiez, c'est moi qui vous ai habillée et coiffée ce jour-là. Mais c'est pas grave, hein ! ».

Annick fait une pause. Elle complète le carnet de liaison et mange avec ostentation un biscuit (préemballé !) que Madame Musso lui a proposé. Malgré son attitude bourrue, Madame Musso a de temps en temps des attitudes d'offre de « cadeaux », comme le biscuit, ou de « services » : «Une fois, Madame Musso a voulu me mettre du vernis à ongles. Je n'ai pas osé dire non, je l'ai laissée faire. Mon mari a rigolé quand je suis rentrée. Heureusement, c'est du rose presque transparent, je l'ai laissé quelques jours avant de l'enlever. Si ça avait été une couleur moche, je l'aurais enlevé tout de suite en rentrant, mais je n'aurais pas refusé, elle voulait être gentille avec moi, vous comprenez ? ».

Quelques jours après la prestation chez Madame Musso, Annick et moi poursuivons notre conversation pendant la pause de midi, dans un restaurant libre-service. « Madame Musso, c'est une grande partie de mon travail. Sur mon mi-temps, j'y passe 4 à 5 heures. J'ai aussi un nouveau bénéficiaire chez qui je vais deux heures par jour, et puis deux ou trois autres personnes. Pour les aides familiales, le principal, c'est d'accompagner Madame Musso. Ce qu'elle aime, c'est discuter. L'entretien, il faut le faire, bien sûr, mais c'est au second plan. Ce qui est important, c'est la compagnie. La solitude lui pèse. Elle parle régulièrement d'aller en MR. J'ai vu la semaine dernière qu'il est question peut-être de vendre la maison, le notaire est passé. Mais je n'ai pas de nouvelles de la suite. Là, je trouve que le médecin ne joue pas un bon rôle. Il dit qu'en MR, elle ne verra pas plus de monde. Quand même, ici, on n'est là que deux fois une heure tous les jours. En MR, elle aurait une présence au moins la moitié du temps, ce serait déjà mieux… Mais on n'a rien à dire. C'est comme le repas de midi : le fils a supprimé notre passage, je trouve que ce n'est pas une bonne idée, mais bon… Il y a bien un an qu'elle parle d'aller en MR. Parfois, elle parle aussi d'aller chez sa sœur à Bruxelles. La maison devient trop grosse. C'est tout de plain pied, mais petit à petit, il y a plein de trucs qui lâchent : les châssis, le carrelage, les radiateurs. Il faudrait idéalement faire des investissements, mais elle 88 ans, à mon avis, c'est un tournant, le fils hésite à savoir quoi faire. Ce que je trouve dangereux, c'est la cuisinière électrique. Il faudrait qu'elle ne cuisine plus : elle commence à cuisiner, puis elle s'endort dans le divan, rends-toi compte !, on a déjà frôlé la catastrophe plus d'une fois. Mais le plus important dans tout ça, c'est l'hygiène. L'infirmière du CPAS fait vraiment ce qu'elle peut … Ce qu'elle craint, c'est que si elle doit être hospitalisée pour une raison ou une autre, il y ait suspicion de négligence ou de maltraitance. Et le fils, il va dans le sens du médecin, forcément, c'est le médecin de famille depuis des années. Il dit qu'elle n'est pas un danger ni en danger. Moi, je trouve qu'elle est en danger. »

« On a réussi à l'amadouer, on a fait du bon travail. C'est pour ça que j'y vais au maximum, j'évite d'y envoyer trop de nouvelles. Celles qui n'y vont pas souvent, elles disent « Madame Musso est difficile, Madame Musso est difficile », oui, elle est difficile, mais on peut y arriver. Déjà, le port du tablier est important, moi je trouve que ça devrait être obligatoire, c'est à ça qu'on nous reconnaît. Mais l'assistante sociale n'oblige pas ».

Et les courses, vous ne les faites pas avec elle ? « C'est son fils qui fait les courses. Il ne lui donne plus envie de sortir, le frigo est plein. Une fois, il y a quelques temps d'ici, elle était partie faire ses courses en bus. Je ne travaillais pas, mais je l'ai vue ici, elle errait. Ben je l'ai prise dans ma voiture, et je l'ai ramenée chez elle après ses courses, je me disais : « Elle va tomber sur quelqu'un qui lui fait du mal ou qui profite pour la dépouiller ! Depuis, elle ne met plus jamais le nez dehors. Quand son fils part en vacances, il me donne l'argent liquide pour les courses. Je crois qu'elle a peur de sortir. Elle vit vraiment recluse. Evidemment, avec tout ce qu'elle lit dans le journal ! » Elle lit encore bien ? « Oui, sa journée, c'est lire, regarder le TV et beaucoup dormir. Peut-être que ce sont les médicaments ? Elle prend un médicament pour l'Alzheimer, un pour la tension et un troisième depuis la semaine dernière, pour l'incontinence. Elle a bien vu qu'il y en a un troisième, elle ne veut pas le prendre. Je ne sais pas si on lui a dit pour quoi c'était. Je ne sais pas d'où est venue cette intervention pour son incontinence. Déjà, la lessive des sous-vêtements, ce n'est pas moi qui la fais. Je n'ai jamais trouvé de sous-vêtements dans la lessive. Je crois qu'elle les cache. D'ailleurs, je ne peux pas rentrer dans sa chambre, ok, j'admets. J'avais suggéré qu'on utilise des protections-culottes. A mon avis, c'est sa belle fille qui s'en occupe. Madame Musso, elle a sûrement des difficultés pour s'essuyer. Parfois, il y a du papier qui reste accroché à ses vêtements… Il y en a partout !! Il faudrait des lingettes humides, moi, avec mes problèmes d'épaules, c'est ce que j'utilise. Mais bon, je ne peux pas forcer … Même si, en attendant, c'est moi qui dois ramasser après. Le tout gros problème, pour l'instant, c'est l'hygiène. Elle dit qu'elle se lave, mais elle n'y arrive plus. Je lui ai déjà proposé de l'aider… Je crois que c'est surtout sa pudeur…. »

« Chez Madame Musso, je trouve que je ne m'en sors pas trop mal. Regarde, l'histoire de la nappe, elle m'en a reparlé aujourd'hui, donc ça va se décider petit à petit. J'aime autant que ce soit moi qu'une autre aide familiale qui y aille. Avec la belle-fille, ça se passe bien. C'est mieux que ce soit toujours les mêmes aides familiales, ça va mieux quand elle est habituée. Pour la toilette, je voudrais vraiment y arriver. C'est un petit défi pour moi. Chacune a sa manière de travailler, hein, mon objectif, ce serait d'arriver à deux fois par semaine. ». Nous évoquons que ce serait important, surtout, qu'elle puisse prendre du plaisir à cette toilette : « Une fois, je lui ai fait une coloration. Elle regardait mes cheveux, je lui ai dit que je me faisais mes colorations, et je lui ai proposé d'en faire une. « Tu ferais ça pour moi, m'chou ?! ». Elle était si contente, elle se sentait belle après ! ». Et si tu essayais ce filon-là pour amorcer la toilette ? « C'est pas idiot, ça ! D'ailleurs, elle a besoin d'une coloration, j'en ai une à la maison, je crois bien que je vais lui proposer demain, bonne idée, on a peut-être une bonne piste-là ! ».

Avec Annick, on est proche des professionnelles très investies rencontrées chez Mme Pieters (cf chapitre 7) sans pour autant prendre le pouvoir comme le ferait une gouvernante (cf p. ) : Annick est très attentive à suivre les consignes données par Mme Russo ce qui n'empêche pas qu'intervienne une part de ruse (comme dans l'histoire de la nappe ou de la coloration). Comme le plus souvent pour les professionnelles du bas de la hiérarchie, elle n'a pas son mot à dire dans la définition des besoins de Mme Musso (le domicile est-il encore approprié) ni dans la façon d'y répondre (le passage à l'heure de midi est-il encore utile ?), qui sont de la responsabilité du fils et du médecin. Au niveau du care giving, elle a une marge de manœuvre (comment amener Mme Musso à accepter la toilette, ou l'entretien de la nappe) qui contribue à sa satisfaction d'exercer le métier d'aide familiale, en particulier peut-être avec des personnes répétées « difficiles » comme Mme Musso vu les défis qui accompagnent ce type d'accompagnement.