- Types d'acteurs : Chercheur·se
- Type d'acte : Immersion
- Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
- Concept(s) : Expérience, Récit
- Lieu d'observation: Centre (de soins) de jour
- Région d'observation: Bruxelles
- Date d'observation: juillet 2011 à décembre 2015
- Numéro de page du livre : 201
- Auteur du récit : Natalie Rigaux
Si j'ai passé tant de journées à Ste Monique, c'est que j'ai pris peu à peu conscience de l'intérêt de l'accompagnement qui y était offert. Je m'y sentais bien, en phase avec les professionnelles et reliées aux personnes accueillies. Régulièrement de nouvelles activités y étaient expérimentées dont visiteur·se·s et professionnelles me parlaient avec enthousiasme ce qui a entretenu mon désir d'y retourner.
Ma position la plus fréquente au centre a été celle d'observatrice-participante, avec toute la variété intrinsèque propre à ce type de position, plus ou moins proche de l'un ou l'autre de ses pôles, en fonction des sollicitations des visiteur·se·s, des professionnelles et de ma propre humeur. Parmi les rôles reconnus par les professionnelles du centre, cette position correspondait à celle de « bénévole » (c'est comme cela que Justine me présentait parfois pour faire vite à des personnes de passage ou aux proches qui ne me connaissaient pas encore, en ajoutant que c'était dans le cadre d'une recherche). Contrairement aux professionnelles, je n'ai jamais été en charge d'une animation : j'y participais comme une visiteuse et/ou en appui des professionnelles si nécessaire[1]. Ceci dit, les personnes accueillies m'ont considérée, selon les moments, comme une visiteuse parmi d'autres, comme une professionnelle – me demandant de l'aide ou me posant des questions comme elles l'auraient fait à celles-ci – voire, comme « la cheffe » des professionnelles (ce fut surtout le cas de Mr Peinard)[2], ou encore comme une intervenante extérieure (en particulier, toujours pour Mr Peinard, comme « la bibliothécaire »).
Avoir une responsabilité, fut-elle minime, m'a permis de découvrir de l'intérieur certaines difficultés du rôle de soignante. Ainsi de la charge de faire des zakouskis avec les visiteuses (en l'occurrence) volontaires, destinés à l'apéro suivant la séance de cinéma (22.11.13) :
Quand j'arrive, Catherine me demande comme convenu la veille de trouver des volontaires prêt∙e∙s à aider à faire les zakouskis. Je propose d'abord à une dame (que je ne connais pas) puis à deux visiteuses habituées si elles sont d'accord. J'explique ce qu'il faut faire. Une des deux habituées a beaucoup de mal et demande sans cesse à sa voisine : « C'est bien ? c'est comme ça ? ». Tout à coup, je réalise – avec un pincement d'embarras – que la première dame à laquelle j'ai demandé de l'aide n'est pas une visiteuse mais la femme de Mr Bouvard qui l'a accompagné pour la projection du matin : ai-je donné trop de consignes ? sur un ton inapproprié ? Cet embarras me semble révélateur de mon incertitude quant à savoir si je traite les personnes démentes avec le respect dû à chacun·e.
Mon attention à la manière dont les personnes malades sont traitées ne produit pas nécessairement chez moi la capacité à réussir la performance du respect tout en étant ajustée à leurs besoins spécifiques. Donner des consignes pour faire des zakouskis peut sembler une responsabilité bien minime et pourtant, en situation de les donner à un groupe hétérogène[3], je réalise la difficulté d'en dire suffisamment pour aider celles qui en ont besoin sans être offensante pour qui que ce soit[4].
Bien entendu, en partageant certains moments de la vie du centre, ma présence a modifié les situations observées. Je repense en particulier à une sortie dans les jardins fleuris d'un château des environs de Bruxelles au printemps : étant ce jour-là particulièrement touchée par la beauté du lieu et le premier soleil de la saison, je contribue à la bonne humeur de tou·te·s, ce dont Catherine me remerciera par la suite. Je concours au bonheur collectif vécu par le groupe ce jour-là, que j'analyse ensuite comme la possibilité de bien vivre avec les personnes malades.
Ma familiarité avec les professionnelles croissant avec le temps, je me suis parfois sentie partie prenante de l'équipe, comme lorsque l'on range ensemble le centre en fin de journée, ou que l'on débriefe informellement sur ce qui s'est passé.
Ma présence à Ste Monique s'étant prolongée pendant quatre années, j'ai proposé à cinq reprises aux professionnelles un feed-back sur l'un ou l'autre aspect de mes observations, puis sur une première version de ce chapitre. Chaque fois m'a frappée – et un peu déconcertée – le fait que mes récits suscitaient ceux des professionnelles, au sens où il s'agissait moins d'une réponse ou d'une discussion de mon analyse que de la production par celles-ci de nouveaux récits de leurs expériences prolongeant les miens. Par exemple, lors de la réunion avec l'équipe qui suit l'après-midi avec les proches où j'ai présenté des éléments de mon analyse des activités (et à laquelle les professionnelles ont participé), l'échange commence par l'énoncé de la difficulté de trouver des activités pour les personnes « qui sont le moins bien cognitivement » à partir de différents exemples de tentatives faites avec telle ou telle personne. Suivent des récits de nouveaux jeux trouvés pour remplacer le temps de « psychomotricité », la difficulté étant de renouveler les idées d'activités corporelles ludiques. Une stagiaire ayant proposé récemment une activité de coloriage, cette expérience est examinée par l'équipe (comment les visiteur·se·s y ont-il·elle·s répondu, quels liens l'activité a-t-elle permis ?). Vont aussi être racontées des activités nouvelles que l'une ou l'autre professionnelle apprécie particulièrement, en soulignant l'importance de la prise en compte de ce plaisir-là aussi. Les récits des professionnelles prolongent l'analyse proposée, la font varier. Ils entrent en résonnance avec celle-ci, la creusent plutôt que d'entrer dans le régime de la discussion à coups d'arguments[5]. Sans doute est-ce le premier motif de mon trouble suite à ce type d'échange, dans la mesure où je suis plus habituée au modèle de l'échange abstrait (je m'étonne par exemple qu'aucune d'elles ne débatte de la distinction entre visée de stimulation/visée de communauté démocratique). Mon étonnement est sans doute aussi teinté de désillusion quant à l'importance de ma contribution. Percevant confusément que celle-ci n'est qu'un des récits de l'expérience en cours au centre, qui n'en révèle pas « la » vérité mais s'insère dans la trame des autres récits qu'il suscite, j'en viens à douter de son utilité, incapable sur le moment d'en reconnaître l'apport dès lors qu'il est modeste. Quel est-il ? D'abord par ma présence lors de ces activités, par mes propos ensuite, je contribue à l'« appréciation plus intense des biens positifs » appelée de ses vœux par J. Dewey. Les professionnelles sont confortées dans ce qu'elles font par mon intérêt pour les activités organisées : elles m'appellent volontiers pour m'en tenir informées, Habiba me dit à plusieurs reprises regretter que je ne puisse être présente pour la journée thématique consacrée à l'Inde dont elle a eu l'initiative et la charge. Mon analyse « donne de la consistance », « affermit », « aide à persister »[6] les expériences observées. Le statut fragile de la pétanque observée lors de mon premier été au centre a pris de la consistance et s'est déployé dans les variantes imaginées ultérieurement. Lorsqu'a lieu le dernier échange avec l'équipe, deux nouvelles professionnelles sont arrivées et Justine, sa directrice, va quitter le centre pour d'autres fonctions. Celle-ci me dit l'intérêt d'échanger autour des pratiques analysées dans mon rapport pour en faciliter la transmission. C'est aussi bien sûr à l'extérieur du centre que mon rapport de ses pratiques en favorise la diffusion et de nouveaux échanges.
A la demande de Justine, j'ai fait part aux proches de mes analyses, lors d'une après-midi centrée sur la question des activités possibles avec les personnes « démentes ». Les seul·e·s protagonistes du centre auxquel∙le∙s je n'ai pas proposé de feedback sont donc les visiteur·se·s. Je n'en ai jamais fait la proposition et ne l'ai pas reçue. Notons qu'il n'y a pas au centre d'espace formellement prévu pour donner la parole aux malades en tant qu'acteur socio-politique[7] (ce qui ne veut pas dire, on l'aura perçu tout au long de ces pages, que leur parole et plus largement leur expérience ne comptent pas dans la vie du centre). Immergée dans le centre, mes propositions de restitution se situent en continuité avec ce qui s'y passe, au point que ce n'est qu'au moment de l'écriture finale que je réalise ne jamais m'être interrogée sur le sens et la faisabilité qu'il y aurait eu à restituer quelque chose aux visiteur·se·s de mes observations.
A partir d'un certain moment, Justine va parfois me solliciter comme experte pouvant soutenir le centre dans ses réflexions ou ses initiatives, comme lorsqu'elle me demande de relire un projet déposé en vue d'un financement, ou d'intervenir dans l'une ou l'autre activité de réseaux auxquels elle participe. J'ai chaque fois répondu volontiers à ses attentes, considérant qu'il y avait toujours là quelque chose à apprendre et un lien à entretenir par une forme de réciprocité.
[1] Soit dans le cadre de l'activité (par exemple aider quelques visiteur·se·s au moment d'une activité cuisine), soit en dehors de celle-ci (par exemple accompagner un·e visiteur·se aux toilettes ou lorsqu'il·elle décroche de l'activité en manifestant son anxiété). Si j'ai fréquemment accompagné les personnes dans leurs déambulations, écouté et tenté de répondre à des moments de crise, j'ai aussi souvent été relayée par les professionnelles les plus qualifiées quand elles percevaient mes limites pour ce faire.
[2] Sans doute parce que j'étais la plus âgée, … ou que je ne faisais pas grand-chose (?).
[3] Elle est forte, ici, du fait de la présence de l'épouse d'un visiteur – a priori sans détérioration cognitive – mais elle est très souvent forte dans un centre de jour, des personnes à des stades très différents de la maladie pouvant s'y retrouver.
[4] L'extrait du journal de terrain de B. Brossard [2017, pp. 151-154] où il raconte ses difficultés à aider une table de résident·e·s aux handicaps hétérogènes à jouer au loto dans une institution où il mène ses recherches relève du même ordre de difficultés.
[5] On retrouve à cet égard la façon dont I. M. Young [2010] envisage la « démocratie communicative » comme échange de récits, où le sensible est toujours présent sans empêcher la réflexivité. On reviendra longuement au chapitre neuf sur les modalités par lesquelles les récits favorisent l'élaboration de la pratique.
[6] Je reprends les mots déjà cités dans l'introduction d'A. Hennion et P.A. Vidal-Naquet [2015].
[7] Le centre a proposé pendant un temps un « groupe de parole » pour certain·e·s visiteur·se·s s animé par la psychologue dont l'enjeu était de pouvoir « déposer » - selon la formule consacrée dans ce type de contexte – ses difficultés à vivre la maladie.