3. Pour moi aussi, l'expérience de la recherche   (Chapitre 3)  Imprimer
Résumé
J'ai pu vivre les temps chez les Van Bol de façon heureuse du fait de la qualité de l'expérience vécue par les deux protagonistes du soin, y vivant moi-même une expérience. Par mes questions, j'ai contribué à renforcer aux yeux de Mme Van Bol l'agentivité de son mari. Des questions liées à la restitution des résultats sont posées.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se
  • Type d'acte : Immersion
  • Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
  • Concept(s) : Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mr Van Bol
  • Date d'observation: d’octobre 2012 à mai 2013
  • Numéro de page du livre : 90
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Quand je rencontre Mr et Mme Van Bol en octobre et décembre 2012, ils ont alors tous les deux 58 ans. Monsieur décèdera en avril 2013 après dix ans de maladie, le diagnostic de maladie d'Alzheimer ayant été posé trois ans après les premiers symptômes. Les Van Bol vivent dans une maison bel étage, avec trois pièces en enfilade, située au sein d'un quartier modeste de Bruxelles. A front de rue, dans ce qui était le salon, un lit médicalisé pour Mr Van Bol ; côté cour, une cuisine dans laquelle a été installée une douche et où nous nous tiendrons lors de nos rencontres, au milieu, un salon télé avec un ordinateur. A mon arrivée, je constate que l'escalier qui conduit au bel étage a été équipé d'un monte-escalier électrique ; le mur n'a pas été replafonné. J'apprendrai que les travaux (la douche et l'escalier) ont été effectués par le frère de Mme Van Bol. Monsieur est d'origine néerlandophone. Il a travaillé comme voyageur de commerce avant de devenir cadre dans une société d'assurances. Madame appartient à la seconde génération de l'immigration italienne (son père était mineur) ; au moment des rencontres, elle travaille à mi-temps au service comptabilité d'une entreprise de la grande distribution sans avoir de titre scolaire spécifique, ayant commencé à travailler très jeune. Ils ont trois enfants, de jeunes adultes, dont une fille qui habite à l'étranger. Les trois jours où Mme Van Bol travaille – de 7 à 14h – des infirmières viennent faire la toilette de son mari et des gardes à domicile assurent une présence.
Contexte Méthodologique
J'ai passé deux matinées avec eux (7h d'observation), assistant au lever, au petit-déjeuner et à la toilette de Mr Van Bol tout en discutant avec son épouse, puis une demi-heure au téléphone après le décès de monsieur. D'autres temps de rencontre et d'observation étaient prévus mais ont été annulés suite au décès.
Vignette
Comme dans quelques autres lieux de vie et de soin observés, j'ai eu particulièrement de plaisir à me rendre chez Mr et Mme Van Bol, à y retrouver une atmosphère sereine, respectueuse de la personne malade tout en permettant au proche de vivre sans se perdre dans le soin. Sans doute la proximité générationnelle relative (sept ans d'écart entre Mme Van Bol et moi, dans le contexte d'une recherche m'amenant à côtoyer des personnes en moyenne (beaucoup) plus âgées) mais aussi la sympathie ressentie vis-à-vis de cette femme avec laquelle une convivialité tranquille était possible ont-elles contribué à ce plaisir. Comme je l'ai dit à propos de Khadija, l'aide-ménagère des Levesque (p. ), il m'est difficile d'isoler cette sympathie de mon appréciation de la manière d'aider de Mme Van Bol. L'enthousiasme ressenti après mes deux visites chez eux n'est pas réductible à l'intérêt instrumental pour ma recherche de rencontrer une situation de ce type : il témoigne de mon engagement personnel, en tant qu'agente morale sur les sites de mon enquête, heureuse de vivre des temps de soin porteurs pour les personnes malades et celles qui les aident. Vu l'aisance de Mme Van Bol dans le soin et son investissement de celui-ci, j'ai pu facilement rester chez eux pendant qu'elle lavait ou donnait à manger à son mari sans avoir à le demander (ce que je n'ai pas osé faire lorsque Mr Levesque alimentait son épouse, cf 1.9). J'ai contribué par certaines questions à renforcer la consistance à ses yeux de l'agentivité de son mari. Par exemple, lors de notre première rencontre, quand je lui demande si et comment elle reçoit des choses utiles pour elle de son mari, elle laisse d'abord passer ma question sans y répondre. Plus tard dans la conversation, elle revient spontanément sur un moment qui l'a frappée à cet égard et qu'elle avait comme perdu de vue (un moment de regard très présent et aimant de son mari). Ou lors de notre entretien téléphonique après le décès de son époux, elle me raconte d'abord longuement tous les soins de base qu'elle et les professionnel·le·s ont posé. Il faut que je lui pose la question d'une éventuelle communication entre eux dans ces derniers moments pour qu'elle développe un récit à ce sujet, récit qu'elle avait tu jusque-là. Dans les deux cas, elle avait perçu et partagé avec d'autres ce temps fort. Ma question ne lui fait donc pas repérer après coup ces moments d'exception : elle lui permet seulement de les revivre en ayant une interlocutrice qui leur accorde du crédit et ce, alors qu'elle-même les présente avec une certaine réserve. Ma sympathie pour Mme Van Bol et mon enthousiasme pour la façon dont elle prend soin de son mari m'ont-ils conduite à les idéaliser ? Il s'est agi plutôt de suivre l'invitation d'A. Hennion [2019, p.494] de mettre « au centre de toute pensée la notion de récit, seule façon non pas de décrire les choses mais d'en augmenter l'existence en les accompagnant de leurs « possibles ineffectués » » (citant Whitehead). Mon récit, ancré dans la relation nouée pendant le temps du soin, prolonge par les termes choisis ce qui s'y est passé, fait ressortir l'inaperçu. Dernier acte de ma présence chez eux, le temps du feed-back. Quatre ans après le décès de Mr Van Bol, j'ai – enfin – eu l'occasion d'achever un premier compte-rendu que je propose à son épouse. Elle accepte avec chaleur (après m'avoir dit « Je m'étais dit que c'était bizarre de ne plus avoir de nouvelles. Mais avec les gens, on ne sait jamais ! »). Comme quatre mois après mon envoi, je n'ai toujours pas de nouvelles de sa part, je me permets de téléphoner (après moultes hésitations). Elle me répond qu'elle n'a pas encore lu le texte : « J'ai comme un rejet. C'est comme quand je vais dans un endroit où j'allais avec lui. » Cette parole forte va m'amener par la suite à ne plus rappeler les proches une fois le texte envoyé avec leur accord, leur laissant prendre l'initiative d'un contact éventuel, ce qui m'a semblé plus respectueux de toutes les bonnes raisons qu'il·elle·s peuvent avoir de ne plus souhaiter retourner dans ce moment de leur histoire. Lors du même coup de fil, Mme Van Bol ajoute : « La seule chose que je me suis dit, c'est que je n'aimais pas le prénom que vous lui avez choisi . Vous auriez pu lui laisser son prénom. » Mon premier sentiment est de trouver la question du prénom complètement périphérique. A y regarder de plus près, il me semble l'indice de la difficulté légitime à recevoir un récit d'un temps fort de sa vie fait par autrui, avec tous les déplacements que cela entraîne et qui troublent, fussent-ils anecdotiques pour les inconnu·e·s.