9. Une implication réelle et émotionnelle forte   (Chapitre 1)  Imprimer
Résumé
Ayant été très marquée par la présentation de Mme Levesque tant dans la première que dans la seconde période de sa maladie, je suis davantage intervenue auprès des professionnelles concernées que partout ailleurs. C'est également sous différentes modalités d'engagement que je me suis investie dans cette situation. Le récit permet enfin de poser les questions éthiques que soulève la restitution au proche de l'analyse.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se
  • Type d'acte : Immersion
  • Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
  • Concept(s) : Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Levesque
  • Date d'observation: d’octobre 2011 à décembre 2012
  • Numéro de page du livre : 64
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Les Levesque vivent dans une tour, à la périphérie d'une petite ville wallonne, entre quelques grandes surfaces et des champs. Mr et Mme Levesque ont été enseignant·e·s, monsieur terminant sa carrière comme directeur d'une école. Par comparaison avec les photos qui s'affichent sur les murs de leur salon, Mme Levesque est profondément transformée par la maladie : alors qu'elle était très arrangée, maquillée, un peu ronde, les cheveux noirs permanentés, elle déambule aujourd'hui pieds nus, en chemise de nuit, ses cheveux longs non peignés, Mr ne parvenant plus à la laver et l'habiller. Pour l'un et l'autre, il s'agit d'un deuxième mariage, avec chacun un enfant de l'union précédente avec lesquels les contacts sont devenus rares. Les amis ne viennent plus à la maison. A la création d'un Café Alzheimer dans la région, Mr et Mme Levesque y sont allés ensemble pendant un an environ ; maintenant monsieur y va seul, la déambulation et l'agressivité de son épouse lors des séances posant problème. Quand je les rencontre en octobre 2011, Mme Levesque a 70 ans, Mr Levesque 67. Les premiers symptômes sont apparus en 2004, peu de temps après le passage de madame à la retraite. Lors de la dernière visite chez le neurologue, elle avait 3/30 au MMS . A partir de janvier 2012, des gardes interviennent deux fois par semaine, les infirmièr·e·s, deux fois par jour et une psychologue par ailleurs musicothérapeute (seul terme que Mr Levesque utilisera pour la désigner) une fois par quinzaine dans le cadre d'un projet pilote soutenu par l'assurance maladie-invalidité. Très affaiblie, Mme Levesque ne peut plus marcher mais semble s'être apaisée. Elle décède chez elle à la fin de 2012.
Contexte Méthodologique
J'ai mené un entretien avec Mr et Mme Levesque, puis deux avec monsieur après le décès de son épouse, et des temps d'observation au domicile lors de trois passages de garde et d'une toilette infirmière. J'ai conduit un entretien avec l'infirmière et l'aide-ménagère et participé à trois réunions de professionnelles concernées par la situation (les gardes et les aide-ménagères), enfin à une réunion du « café Alzheimer » fréquenté par le couple, ensuite par monsieur seulement. L'ensemble s'est déroulé sur un peu plus d'une année, de la première rencontre avec le couple (en octobre 2011) aux deux rendez-vous avec Mr Levesque (en décembre 2012).
Vignette
Quelle a été mon expérience chez les Levesque, en mettant d'abord en évidence la dimension passive de celle-ci ? Dans la première période, j'ai été très ébranlée par la présentation démentielle de Mme Levesque et la dégradation de son lieu de vie, mais aussi profondément touchée par sa personne et sa façon très active de m'interpeler, les yeux dans les yeux, me disant des choses fortes. La bascule de la seconde période ne m'a pas moins sollicitée, de par le retour de balancier contribuant à l'affaiblissement de Mme Levesque, avec mes inquiétudes relatives à l'insuffisance de son alimentation. Le rapport à Mr Levesque, déterminant pour me permettre d'accéder à leur domicile, a été facilité par sa disposition intellectuelle, plus aisément en phase avec l'idée d'un projet de recherche que les autres conjoint·e·s rencontrée·e·s (il me dira un jour en riant : « Je ne ferai jamais rien qui entrave l'évolution de la science ! »). Je me suis donc sentie plus franche là qu'ailleurs pour demander à pouvoir être présente lors de tel ou tel soin, à l'exception – notable – de moments où il donnait à manger à son épouse : alors qu'un jour, je me suis retrouvée chez eux à l'heure du repas, je n'ai pas osé lui demander de pouvoir y assister, tant il me semblait indélicat d'être témoin d'un acte qui lui était vraisemblablement difficile à poser. C'est à la fois cette sollicitation émotionnelle forte et l'ouverture de Mr Levesque à ma démarche qui contribuent à expliquer la densité de ma présence et des contacts pris les concernant (dix interventions en un an), plus resserrée pour cette période relativement courte que dans les autres situations constituant mon terrain. Elles contribuent sans doute aussi à avoir choisi ce récit pour ouvrir le livre. Différents modes d'engagement actif ont également caractérisé mon expérience de cette situation. Avant le démarrage de mon terrain de recherche, j'avais accepté de faire partie en tant qu'experte du comité scientifique d'un projet financé par l'assurance maladie-invalidité dans l'OSD intervenant chez les Levesque . Lorsque j'ai commencé à contacter des OSD dans le cadre de ma recherche, c'est tout naturellement que j'ai demandé à celle-là d'être une de mes intermédiaires pour rencontrer des personnes « démentes » vivant au domicile et que l'on m'a proposé entre autre de rencontrer Mr et Mme Levesque. Lorsqu'il est apparu lors d'une réunion du comité scientifique que les psychologues du projet cherchaient des lieux où intervenir, j'ai suggéré la situation des Levesque, pensant qu'un·e psychologue pourrait y être utile. Quand la psychologue s'est sentie en difficulté pour répondre à la demande de Mr Levesque (« passer de bons moments ensemble »), elle m'a téléphoné et au fil de la discussion, je lui ai fait part du refus des gardes de sortir avec Mme Levesque en chaise roulante sans l'appui de son conjoint. Je ne sais pas si Mr Levesque lui en a fait par ailleurs la demande : toujours est-il que lors de mon passage suivant, j'apprenais que la psychologue avait accompagné les Levesque pour une sortie en chaise roulante. J'ai dit dans le livre comment, préoccupée par l'amaigrissement de Mme Levesque et ce qui me semblait l'insuffisance de ce qui lui était donné, j'ai interpelé l'infirmière et la responsable de l'équipe des gardes autour de ces questions, considérant qu'il y avait là une part de responsabilité à laquelle je ne pouvais me soustraire sauf à être dans la « non-assistance à personne en danger ». Je me suis ainsi jointe au chœur des gardes inquiètes, sans effet apparent. C'est la seule situation dans laquelle je suis activement intervenue auprès des professionnelles, tant sans doute elle m'affectait. Indépendamment de ces interventions très spécifiques, ma présence répétée, pour de longues plages horaires quand il s'agissait d'accompagner les gardes, a été vécue par Mr Levesque comme le témoignage de ce que l'accompagnement de son épouse méritait cet intérêt , en cela, contribuait à le valoriser. Chez les Levesque, je suis donc passée par différentes modalités d'engagement : experte dans un comité scientifique, observatrice immergée sur le terrain, intervenante suggérant des soins nouveaux ou faisant part de ses inquiétudes aux professionnelles, formatrice et oratrice s'appuyant sur les observations effectuées . Mon investissement particulier dans cette situation a sans doute contribué à expliquer la fréquence avec laquelle je l'ai utilisée lors de formations et d'interventions publiques, plus importante que pour d'autres situations. J'ai restitué une première analyse de mes observations à Mr Levesque et ce, peu de temps après le décès de son épouse. Vu le moment de la restitution et le caractère potentiellement disruptif de mes doutes quant à la suffisance de l'alimentation de Mme Levesque, j'ai expurgé le texte transmis de ces passages, privilégiant la délicatesse à son égard plutôt que l'intégrité intellectuelle. Il m'a dit avoir trouvé dans mon rapport une façon de donner du sens à son accompagnement et par là, une utilité pour lui. Là où il ne voyait que de la honte (par rapport à la première période), il a perçu la reconnaissance de son engagement. Il a été en particulier sensible à mon attention à sa quête spirituelle, pour lui et pour elle. Lorsque j'achève en décembre 2018 le premier chapitre consacré à leur histoire, je propose à Mr Levesque l'envoi du texte intégral, considérant à la fois que le passage du temps permet de ne plus rien omettre et qu'il serait pire pour lui de découvrir l'ensemble une fois le livre publié. J'ai admiré la façon dont il a reçu alors mon travail, prêt à questionner l'image qu'il s'était faite de l'aide qu'il avait apportée.