4. Mener un entretien de recherche avec une personne malade   (Chapitre 3)  Imprimer
Résumé
J'ai mené deux entretiens de recherche avec Mr Keita en présence et avec son épouse, à six ans d'intervalle, qui se sont déroulés de façon très contrastée. Le récit de ces deux entretiens et leur analyse permet de réfléchir aux formes à donner à de tels entretiens et à leurs enjeux moraux pour la personne malade.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se, Proche
  • Type d'acte : Participation des personnes malades
  • Thème(s) : Communication, Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche, Manière de voir et de vivre avec la personne
  • Concept(s) : Agentivité, Disposition genrée, Figures du respect
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mr Keita
  • Date d'observation: 2011; 2017
  • Numéro de page du livre : undefined
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mr Keita est né en 1944 en Guinée où il a obtenu un diplôme universitaire en physique, puis a été professeur à l'université de la 2ème ville du pays. Il a été envoyé en URSS faire un doctorat, puis est rentré au pays. Suite aux persécutions politiques dont les Peuls (son ethnie d'origine) furent victimes, Mr Keita a obtenu le statut de réfugié politique en Belgique où il a épousé une belge (toujours son épouse aujourd'hui) dont il a eu deux enfants. Le diplôme de Mr Keita n'ayant jamais été reconnu eu Belgique, il a eu une carrière professionnelle peu gratifiante qui s'est achevée en 2001 par un arrêt maladie suite à un harcèlement moral au travail s'étant accompagné d'une grave dépression. Dès son arrivée en Belgique, il s'est beaucoup occupé d'une association de défense des Peuls et de leur langue et y a trouvé une reconnaissance très importante pour lui (selon son épouse). En 2008, après une chute due à un AVC, une démence vasculaire a été diagnostiquée, se surajoutant à la dépression. En 2011 (où je le rencontre), le dossier indique une « démence vasculaire modérée » et un MMS à 21/30. Pendant toutes les années où je l'ai rencontré à Ste Monique, le centre de soins de jour qu'il fréquente (jusqu'en 2016) et pris de ses nouvelles (jusque fin 2017), son état est resté assez stable (selon l'équipe). A partir de 2009, une professionnelle est venue deux fois par semaine l'aider à faire sa toilette. A partir de 2010, il a commencé à fréquenter deux jours par semaine Ste Monique à la demande de son épouse. Celle-ci part une ou deux fois par an pour quelques jours (pour aller chez des amis ou accompagner un séjour à la mer du centre d'accueil de jours où elle est bénévole) durant lesquels des aide-familiales passent (en particulier pour assurer la prise des repas mais aussi une présence). A partir de 2017, c'est trois jours par semaine qu'il fréquentera le centre de jours. Un autre récit concerne Mr Keita (8.4), trois autres son épouse (3.2, 3.5 et 3.6).
Contexte Méthodologique
C'est par Ste Monique (centre de soins de jour) que j'ai rencontré Mr (qui y vient deux puis trois jours par semaine) puis Mme Keita (lors d'un diner avec les familles, ensuite chez eux). J'ai dès lors beaucoup d'observations de Ste Monique où intervient Mr Keita (dont celles à propos de deux journées sénégalo-guinéennnes, cf 8.4.), deux entretiens avec Mme (en 2011 puis en 2014) et deux avec Mr et Mme chez eux (en 2011 puis en 2017).
Vignette

1er entretien : orgueil ou préjudice ?

Dans le dossier de Mr Keita à Ste Monique, je lis durant l'été 2011 : « Mr est très orgueilleux ; il a du mal à accepter ses troubles. » J'ai eu l'occasion de repenser à ce jugement lors de l'entretien que je lui propose en octobre de la même année.

Mr Keita ayant un accès relativement aisé au langage et moi-même ayant eu avec lui de bons contacts lors de mes passages à Ste Monique, je lui propose un entretien chez lui, mon objectif étant de mieux saisir son expérience des soins et de sa vie depuis 2008 :

Mme m'introduit dans le grand salon où Mr vient de finir son déjeuner. Je lui réexplique en deux mots le sens de ma venue et lui demande s'il préfère que sa femme reste ou non avec nous : « ça m'est égal ». Mme Keita s'installe près de nous. Durant tout l'entretien, j'ai très difficile à obtenir des réponses autres qu'en écho à mes propositions. Au départ, Mr est affalé dans le fauteuil, un de ses jambes bouge en permanence.

A titre d'exemple, un extrait en début d'entretien, coupé de longs moments de silence, à propos de son expérience à Ste Monique :

- Pour vous ce sont des moments agréables ou des moments utiles ?

- oui, c'est agréable.

- Vous avez l'impression que c'est utile pour vous ou bien simplement que c'est une forme de détente ou de ….

- (silence) oui, c'est plus peut-être une forme de détente.

- mh, mh. Vous avez l'impression alors que ça change un peu de la routine ?

- oui.

- ça vous donne un peu des activités ? Tout ça c'est des choses que vous trouvez intéressantes pour vous ? Enfin, ou agréables, quoi ?

- agréables.

Ou bien, Mr Keita répond à mes questions par des phrases pleines de circonvolutions, dont il est difficile de ressortir quoique ce soit. Par exemple :

- quand vous êtes ici les journées vous semblent longues ou bien… ?

- ça va. Ça va, en général, bon, disons que je suis …je n'ai pas un statut tout à fait précis encore, ça change de temps en temps, c'est ça que j'ai difficile de prononcer exactement sur euh…de faire une appréciation exacte, quoi.

- mh, mh,..

- oui.

- Donc vous n'avez pas d'idées précises sur euh..

- non.

Comment caractériser la manière dont Mr Keita répond à mes questions, ce qu'il fait avec les questions qui lui sont posées ? Il répond par oui ou non, reprend en écho la dernière formulation proposée, ou diffuse un brouillard de mots. Relativement à la préservation relative de ses capacités langagières à cette période (cf 8.4.), la situation d'entretien, ce jour-là au moins, semble le mettre en incapacité de répondre : il cale. Mr Keita a tout à fait capté l'objet de mon intérêt :

A un moment, il me dit : « je me pose une question. Si je n'avais pas eu d'accident, vous ne seriez pas venue ? » Je lui réponds qu'effectivement, je m'intéresse à l'expérience de personnes qui, suite à un accident ou une maladie ont besoin de l'aide d'autrui. Il me semble que c'est à ce moment-là qu'il me dit[1] : « je ne suis pas handicapé à ce point-là. »

Je réalise après coup combien mes questions à propos de sa dépendance – même si j‘essaye d'être délicate en utilisant « la chute de 2008 » comme point de repère d'entrée dans la maladie – doivent être pénibles pour cet homme ayant tant souffert d'une non-reconnaissance dans toute sa vie professionnelle au moins et m'en veut d'avoir eu cette idée qui m'apparaît avec le recul comme éthiquement problématique. La situation d'entretien telle que je l'ai cadrée porte préjudice à mon interlocuteur.

On pourrait caractériser le premier type de réponse de Mr Keita à la situation d'entretien comme relevant de ses « pouvoirs passifs » : il en est affecté et ses capacités cognitives s'en trouvent en partie parasitées, diminuées[2]. Ce faisant, je suis moi-même perturbée dans la conduite de l'entretien et à ce régime, je ne fais pas long feu, comme je le note dans mon carnet au retour :

Après 10 minutes, comme la conversation retombe et que je n'arrive à rien, je dis : « bon, je vais vous laisser ». Lui : « déjà ? » La conversation redémarre. Cela arrive une seconde fois (et j'éteins mon enregistreur), la troisième sera la bonne (après 45 minutes pesantes).

Cette expérience de poids que je vis durant l'entretien est dû à la fois à tous ces moments de blancs, que je cherche à éviter en relançant maladroitement l'échange mais sans doute aussi à ce que je perçois confusément comme un manque de cœur de ma part.

Suite à cette expérience, j'abandonnerai les entretiens avec les personnes démentes, en privilégiant les échanges dans le contexte des soins eux-mêmes, à l'initiative de la personne elle-même ou lorsque je sens qu'il n'y a rien de disqualifiant pour la personne – par exemple pendant les séances de kiné où Mme Landuyt est mise en valeur du fait de sa détermination (cf chapitre 5). Le cumul de la difficulté à la fois cognitive et morale d'avoir une conversation soutenue sur un même thème, avec une (quasi) inconnue, ce thème tournant autour de l'expérience de la vie avec des soins m'a semblé à partir de cette expérience de novice – j'étais alors au début de mon terrain – à proscrire de ma méthodologie.

Les pouvoirs passifs de Mr Keita ont donc contribué à modifier son environnement, durant le temps de l'entretien, mais aussi à plus long terme en m'amenant à revoir ma méthodologie. Il y a donc fait une expérience –au premier sens où l'entend Dewey – sans que celle-ci ne passe par une intention ou une volonté.

Sa façon d'agir dans l'entretien ne se réduit pas à être l'expression de ses pouvoirs passifs. Dans mes notes de terrain, je note également ceci :

A deux reprises, Mr Keita – comme pour reprendre la main ? – me dit : « Posez toutes les questions que vous voulez, si je ne sais pas ou ne veux pas vous répondre, je vous le dirai. Je répondrai sans jouer à cache-cache ». Il parvient là à retourner la situation : ce n'est plus lui qui apparaît comme ne sachant pas répondre mais moi qui suis incapable de trouver des questions (ce qui dans ce contexte est d'ailleurs le cas). Il réaffirme aussi sa bonne volonté à me répondre ce qui le dédouane de son incapacité à le faire ( ?). Après ces interventions, je le vois qui se redresse sur son fauteuil, l'œil plus brillant qu'en début d'entretien.

Comment analyser ces deux interventions ? On pourrait dire qu'on est ici face à l'expression de ses pouvoirs actifs, ou d'une forme d'agentivité de sa part : en me rappelant que je peux poser toutes les questions que je veux, que lui fera le tri, il reprend la main sur une situation où il est en mauvaise posture, à la fois moralement et cognitivement. Il accomplit un travail de figuration dirait Goffman, avec à la fois un souci de sauver sa face – ces blancs dans notre conversation apparaissent comme tenant à mon incapacité à poser des questions – et la mienne – en me rassurant sur sa bonne volonté à me répondre. Cette façon de redéfinir la situation et nos identités pour le temps de cette interaction a sans doute contribué, on l'a vu, à changer les choses au-delà de cet entretien : on ne m'y a plus repris, à infliger des moments pareils à des personnes démentes durant cette recherche.

Dernière façon repérée dont Mr Keita fait face à mes questions sur sa dépendance : s'appuyer sur des clichés genrés[3] pour dire que l'aide reçue aujourd'hui de son épouse n'est pas tellement différente de celle qu'elle lui a toujours donnée :

« Ma femme s'est toujours occupée de répondre à mes besoins. Maintenant ils sont un peu différents mais comme elle continue à y répondre ça ne change pas tellement. »

On peut voir à nouveau à l'œuvre une forme d'agentivité qui intègre un habitus passé (permettant de considérer comme évidente la division genrée du travail), permettant de sauver la face dans la situation présente d'un entretien où sa dépendance est en question.

Plutôt que de penser le rapport à la maladie du malade comme « orgueil » ou, comme on l'entend souvent à travers la catégorie du « déni »[4] (vision psy) voire, de l'anosognosie (version neurologique), on peut dans une situation comme celle-ci, voir plutôt à l'œuvre le souci du malade de sauver sa face, dans le temps de l'entretien, ce qui ici a eu des effets dépassant ce temps-là. Face au préjudice subi, Mr Keita va (passivement) le percevoir et en souffrir, ce qui va amoindrir ses capacités mais aussi activement modifier la situation à son avantage.

Notons que la possibilité pour Mr Keita de reprendre en partie la main durant l'entretien n'est rendu possible que parce que son épouse, qui est donc présente, ne va pas prendre la parole à la place de son mari – chose très courante chez les proches- ce qui est d'autant plus remarquable que celui-ci s'y trouve dans un premier temps en tout cas passablement en difficultés. Gageons que si Mme s'était substituée à lui, il n'aurait pas eu l'espace de mener à bien le travail actif qu'il fait pour redresser la – et sa – situation.

2ème entretien : un agréable moment de convivialité

Mme m'introduit directement au salon où Mr termine son petit-déjeuner, en présence d'un de ses petits-fils (2 ans) qui tournera autour de nous et fera l'objet de pas mal d'échanges pendant l'heure que durera ma visite. Mme Keita ne me demande pas si elle doit rester ou pas et cette fois, la rencontre intégrant les deux membres du couple, moi-même posant parfois l'une ou l'autre question. Sans avoir anticipé la présence de Mr, je réalise que j'ai appris depuis ma déconvenue d'il y a 6 ans. Je ne me présente pas comme chercheuse mais par ma présence régulière à Ste Monique – le centre de jour que fréquente Mr trois jours par semaine – en disant : « Je viens prendre de vos nouvelles et de celles de votre épouse ». Mr : « Ah, c'est gentil ça, installez-vous » (très civil). Il participe à la conversation sans difficultés, mises à part quelques répétitions autour de la mort d'un de ses amis ou de la question de savoir si j'ai des petits-enfants. Il interagit aussi sans trouble apparent avec son petit-fils, parfois pour le reprendre – par ex quand celui-ci fait mine de le taper, il dit « Je n'aime pas la guerre, je suis pour la paix » - ou selon les codes-types utilisés avec les jeunes enfants – « tu me donnes ton biberon ? ». Son petit-fils va d'ailleurs aller autant si pas plus vers lui que vers son épouse. Le ton général est celui d'une conversation entre connaissances, même si de temps en temps, je note l'un ou l'autre mot. Par exemple, quand je raconte que je pars pour quelques jours à St Idesbald (une station de la côte belge), Mme Keita explique qu'avec le centre de jours où elle est bénévole, ils vont chaque année quelques jours dans un hôtel de la Panne (la station voisine), et l'on parle de cet hôtel que je repère. C'est l'occasion pour moi de demander comment ils se sont organisés et elle m'explique que leur fils de 30 ans qui vit dans un studio au rez-de-chaussée de leur maison a pu prendre soin de son père (avec le passage habituel d'infirmières deux fois par semaine pour la toilette). Mme : « Comme ça, mon mari a plus vu son fils ».

Comme Mme raconte qu'elle va souvent à la plaine de jeu avec ses petits-fils, je demande à Mr s'il les accompagne et s'il marche facilement. Mr, sans aucune gêne : « Non, malheureusement je marche moins bien ». Mme : « il devrait faire du vélo d'appartement mais il n'aime pas ».

La conversation est fluide, lui-même lance l'un ou l'autre sujet (demandant si j'ai des petits-enfants, revenant sur la mort d'un ami très cher,…). Dans le contexte d'une conversation qui roule sur différents sujets, on parle incidemment de la santé de Mr et des soins qui lui sont donnés mais sans focalisation. Mr peut du coup apparaître avec sa femme comme le maître de maison qui reçoit chez lui, à l'aise même lorsque j'aborde une question de santé. A ce stade de mon enquête, ce type d'échange permet de répondre aux questions que je me pose quant à l'évolution de la situation de Mr et Mme Keita au domicile et à Mr Keita d'avoir été à son affaire. Quand Mme me raccompagne, son petit-fils dans les bras, elle en fait aucun aparté (comme elle l'avait 6 ans auparavant), me remerciant tout simplement de mon passage.